Ingénierie du pavillon central
L’édification du Palais social mobilise une ingénierie sociale et technique remarquable. Les archives des chantiers du Familistère ont disparu. Mais la description que donne Godin en 1871 dans Solutions sociales et les observations faites à l’occasion de la restauration et de l’aménagement de l’édifice permettent de dresser un catalogue des dispositions constructives du Palais social.
Un palais pour le peuple
Le Familistère constitue un ensemble imposant, mais aussi élégant. Le pavillon central est précédé d'une vaste place qui met en valeur la composition de sa façade. Le rythme et les divisions sont empruntés au langage classique, associé à des éléments vernaculaires comme les pignons à redents. L'avant-corps central est surmonté d'une tour d'horloge coiffée d'un belvédère, souvenir de la tour d'ordre du phalanstère. Ce beffroi culmine à près de 25 m du sol de la place. La richesse décorative de la brique est largement exploitée dans les multiples reliefs qui font vibrer la lumière sur la façade.
Le tas de briques
Environ 3,5 millions de briques ont été nécessaires à la construction du pavillon central. Principal matériau de construction dans la région, la brique est résistante au feu et ses qualités ornementales sont appréciées. Le petit parallélépipède (22 x 11 x 5,5 cm) détermine la forme des décors et l'épaisseur des murs : 2 longueurs de briques (45 cm) pour les murs de façade au rez-de-chaussée, 1 longueur et 1 largeur (34 cm) pour les murs de façade des étages, 1 longueur (22 cm) pour les murs de refend porteurs et 1 largeur (11 cm) pour les murs de séparation.
Maçonneries en couleurs
Une polychromie originale des joints de la maçonnerie de briques anime la masse rouge-orangée des façades. La chaux, blanche sur les parties courantes, est teinte en rouge et en noir pour souligner les encadrements de baies ou accentuer le relief des pilastres. Dans certaines zones, elle est alternativement teinte en rouge et laissée blanche pour former une résille de petites croix. Les ébrasements des baies reçoivent un badigeon d’un gris clair légèrement bleuté qui éclaire avec raffinement les façades.
L’habitation unitaire
Le Palais social est formé de trois pavillons d'habitation construits successivement d'est en ouest. Ils sont articulés entre eux de manière à laisser toutes les façades entièrement dégagées. Un petit édifice de raccordement abrite les passages d'une aile à l'autre. Le pavillon central communique ainsi au sud-est avec l'aile gauche et au sud-ouest avec l'aile droite à tous les niveaux de la construction, des caves aux combles. Les grands escaliers sont aménagés du côté de ces passages très fréquentés. La fluidité et la continuité des circulations dans l'ensemble des immeubles favorisent les relations entre les habitants. Elles contribuent à la construction de l'unité sociale du palais.
Cordon ombilical
Le rez-de-chaussée du pavillon central communiquait de plain-pied avec la crèche du Familistère. L'entrée nord de la cour se prolongeait par un passage couvert, accessible de jour comme de nuit. L'édifice consacré à l'éducation de la petite enfance (jusque 4 ans), construit en 1866, a été détruit en 1918 pendant la Grande Guerre.
Les pieds dans l’eau
La construction du Familistère sur des terres alluvionnaires de l’Oise pose les problèmes du risque d’inondation et de tassements du terrain. Les fondations du bâtiment sont construites en craie à faible profondeur, environ 60 cm, en raison de l’affleurement de l’eau. Les abords sont ensuite remblayés : le niveau de caves à demi enterré porte ainsi le rez-de-chaussée à 2,50 m au-dessus du sol naturel. La base des imposants murs de soutènement des façades, faits de moellons et de béton, est large d’environ 3 m de manière à éviter l’affaissement du bâtiment. Pour prévenir les infiltrations d’eau, le sol des caves est en ciment. En cas d’inondation, l’eau est récupérée et évacuée dans un caniveau en pente légère qui parcourt l’ensemble du sous-sol.
La ruche
À son achèvement en 1865, le pavillon central comprend 242 pièces d'habitation ; la grande majorité des 112 appartements sont des logements de deux pièces, répartis du rez-de-chaussée au troisième étage. Chaque locataire dispose d’une cave et d’un grenier. Une partie des combles sera rapidement transformée en logements. Une population de 450 personnes occupe le pavillon central en 1866.
Les alvéoles de la ruche
Chaque aile du pavillon central est composée par la répétition d’un module d’une surface de 10 x 10 m. La trame est formée par les murs des façades et les refends porteurs sur lesquels sont greffés les conduits de cheminée. Le module d'habitation courant comprend un vestibule et deux logements contigus de deux pièces de 18 et 22 m2 avec un cabinet de débarras chacun. La cloison de séparation peut être percée pour réunir les deux logements. Les appartements sont traversants : une pièce (qui fait en général office de cuisine) ouvre sur la cour intérieure, l'autre sur l'extérieur. L'ouverture des fenêtres opposées provoque un courant d'air qui permet une ventilation efficace de l'habitation.
Magasins à domicile
Des magasins coopératifs sont aménagés de part et d'autre de l'entrée principale du pavillon central : la mercerie-quincaillerie à l'ouest et l'épicerie à l'est. Les commerces ouvrent sur la place par de larges baies qui servent de vitrines. Pour créer des volumes adaptés à la fonction de commerce, des piliers recevant des arcades ont été substitués aux murs de refend intérieurs. Ces magasins, qui complètent ceux des économats, sont de véritables prolongements du logis. Ils épargnent aux habitants la nécessité de stocker chez eux des provisions et leur permettent de faire face aux besoins imprévus. Au rez-de-chaussée du pavillon central, une salle accueille aussi le service médical et la pharmacie mutualiste du palais.
Distribution de la lumière
Chaque pièce a sa fenêtre. Une exigence hygiéniste dont l’impôt « des portes et des fenêtres » fit un luxe. Une porte unique dessert deux appartements de façon à créer une fenêtre au centre du mur de façade des deux pièces donnant sur la cour. Les hauteurs de plafond et la taille des fenêtres augmentent à mesure que l’on descend dans les niveaux d’habitation pour une répartition équitable de la lumière (de 260 à 315 cm). Les fenêtres côté cour ont une hauteur d’allège très basse pour échapper autant que possible à l’ombre portée des galeries. Les fenêtres du côté extérieur touchent presque au plafond pour chercher l’éclairement maximal. Pour optimiser le jour des carreaux de fenêtre, des fers de fine section sont substitués aux petits bois des menuiseries traditionnelles.
Un théâtre de cour
La cour du pavillon central, d'une surface de 40 x 25 m, est la plus vaste des cours vitrées du palais. Elle est la grande scène du Familistère. Chaque matin, les enfants s'y rassemblent sous l'œil des parents qui se tiennent sur les coursives ou galeries et partent vers les écoles en un défilé réglé par les maîtres. Lors des fêtes du Travail et de l'Enfance, la société familistérienne s'y donne en représentation. Dans la cour entièrement décorée, les habitants se massent sur les « balcons » pour jouir du spectacle de l'attribution des récompenses, du concert ou du bal.
Rues suspendues
Le système des coursives ou galeries abritées sous la verrière transpose la rue-galerie fouriériste qui irrigue le phalanstère. À chaque étage des pavillons d’habitation du Palais social, une ceinture de coursives dessert les logements. Les circulations se font ainsi à vue plutôt que dans l’espace confiné d’un corridor. La largeur des galeries (130 cm) est déterminée pour offrir un passage confortable sans empêcher le bon éclairement des pièces d’habitation donnant sur la cour. La hauteur du garde-corps (100 cm) et le faible écartement de ses barreaux en fonte (12 cm) préviennent tout risque d’accident. Sa ligne parfaitement continue, sans aucun renfort intermédiaire, contribue à étirer l’espace de la cour.
Ciel de verre
La verrière du pavillon central est constituée de 5 226 carreaux de verre double. Ils sont montés sur des profils métalliques fixés à la charpente de bois. La superficie du vitrage est de 1 100 m2. Cette couverture translucide protège la cour des intempéries et fait pénétrer en abondance la lumière naturelle à l’intérieur de l’édifice. Ses ouvertures en partie haute et en partie basse favorisent une bonne ventilation naturelle du volume de la cour. Grâce à sa faible pente, le toit du comble des ailes de logements, presqu’imperceptible du rez-de-chaussée, ne fait écran ni à l’air ni à la lumière. La verrière crée un espace « intérieur-extérieur », à la fois domestique et communautaire.
Verrière sur allumettes
Les charpentes d’origine des trois verrières du Palais social étaient en bois, sans doute pour offrir la meilleure garantie de maîtrise technique par les constructeurs susceptibles d’être employés sur le chantier. La charpente de la verrière du pavillon central était formée par dix fermes en sapin d’une section particulièrement fine en considération de leur portée. L’effet visuel obtenu était d’une légèreté étonnante. Le report des charges n’a pas généré de dispositions spécifiques ; il est assuré par les maçonneries et les planchers courants.
Parois solaires
Les façades sur cour sont protégées par la verrière. La brique peut être enduite de plâtre et les parois peintes. Une teinte d’ocre jaune, un pigment naturel, est choisie pour renvoyer la lumière avec une intensité mesurée. Les reliefs des cintres des ouvertures du troisième étage et de la frise de couronnement, formée de huit motifs différents, constituent le seul ornement des façades qui s’animent du mouvement continu des ombres projetées de la charpente de la verrière, du garde-corps des galeries ou des oiseaux survolant la cour.
Menuiseries en séries
L’ampleur du chantier permet des économies d’échelle, grâce notamment à un effort de standardisation du second œuvre, des menuiseries en particulier, exécutées en pin et en chêne. Du rez-de-chaussée au deuxième étage, les ouvrants des fenêtres et des portes sur cour sont de même taille. Seule la variation de la hauteur de l’imposte vitrée permet l’ajustement aux différentes hauteurs de plafond. Les 153 placards exécutés pour meubler les logements de tous les niveaux ont des dimensions identiques. Leur hauteur de 2,60 m correspond à la hauteur de plafond des appartements du troisième étage, moins élevée qu’aux étages inférieurs. Les portes intérieures des appartements sont identiques du rez-de-chaussée au deuxième étage.
Boîtes de construction
Dans chaque aile du pavillon central, le mur de refend parallèle aux façades et la série de murs de refend perpendiculaires garantissent la stabilité générale de l'édifice. Les maçonneries et les planchers forment une structure de boîtes qui fait la rigidité à la construction. La reprise des fortes charges de la verrière ou le contreventement des façades sont assurés par ce système. Les murs de façade sont élevés sur de larges assises de 3 m visibles dans les caves.
Les planchers
Les planchers des étages sont constitués de deux rangs de solives en appui sur les murs de façade et le refend longitudinal. Les pièces de sapin sont de taille modeste (22 x 8 cm), mais leur espacement est réduit à 25 cm. Des planches de chêne jointives sont clouées sur cette structure pour servir de support au pavement des sols. Avec les entretoises encastrées entre les solives, elles raidissent la structure du plancher. Les murs de séparation de 11 cm portent à chaque étage sur les planchers que les maçons ont utilisé comme structure d’échafaudage. Les solives des pièces sur cour traversent la maçonnerie de la façade pour former le porte-à-faux de 1,30 m des galeries. La profondeur des pièces sur cour est un peu réduite pour cette raison. Les planchers contribuent à la stabilité des façades. Pour renforcer la résistance au vent des parois qui forment de minces écrans de briques de 18 m de haut, le sens des solives alterne d'un niveau à l'autre dans les angles de l'édifice. Les pièces de bois proches des façades sont ancrées par des fers à la maçonnerie.
Revêtements d’intérieur
Le sol des habitations, des circulations, des services d'hygiène et des greniers est recouvert de carreaux de terre cuite posés sans joint. Il est résistant, commode d'entretien et non inflammable. Le carrelage de la galerie du premier étage est singulier : des cabochons de ciment noir cantonnent les carreaux de terre cuite pour composer un tapis très décoratif. Le revêtement original de la cour est en ciment gris. La mosaïque actuelle est postérieure à 1918. Le sol des caves est également en ciment. À l'intérieur des appartements, par souci d'hygiène et de clarté, les murs et les plafonds sont enduits de plâtre et peints à la chaux blanche. Le locataire a la liberté de faire poser du papier peint sur les murs de son logement. Dans les parties communes comme dans les parties privées, une solide bande de peinture noire protège des salissures la partie basse des murs.
Cabinets à balayures
Des cabinets à balayures sont aménagés sur les paliers des escaliers nord. Ces petites pièces prennent le jour par une fenêtre ouvrant sur le palier. Leur porte est équipée d’un système de fermeture automatique à ressort. Elles contiennent les trappes à balayures du Familistère, les plus anciens vide-ordures de l'habitation collective en France. Dans chaque cabinet, un pan incliné évacue les petits déchets ménagers dans un conduit de 50 cm de diamètre descendant jusqu'aux caves. L'ouverture est protégée par une grille et équipée d'une trappe qui se referme automatiquement pour confiner les odeurs. Les ordures se déversent au sous-sol dans un réceptacle maçonné. Elles sont évacuées tous les jours par un soupirail de la façade nord, élargi pour cet usage.
Libre sous-sol
Les caves du pavillon central, entièrement voûtées en briques, s’étendent sur la totalité de l’emprise du bâtiment. Des cellules individuelles s’adossent aux façades extérieures. Elles prennent le jour par des soupiraux visibles au pied de l’édifice. Elles sont desservies par une double galerie périphérique de part et d’autre du mur de soutènement des façades sur cour. Les refends et les voûtes des cellules et de la galerie assurent le report des charges importantes des ailes de logements. Sous la cour, il était possible de dégager de grands espaces libres utilisés par les services de l’économat notamment pour stocker et embouteiller les boissons.
Une centrale de ventilation
Au nord, le niveau des caves est ouvert de deux larges baies à claire-voie. Les vents dominants s'y engouffrent pour créer une circulation d'air dans la galerie souterraine qui contourne la cour. Celle-ci est ventilée par les bouches d'aération situées sur sa périphérie. L'air s'échappe par les ouvertures de la verrière. La ventilation des logements se fait par le moyen des conduits de cheminée qui prennent naissance dans les galeries de ventilation des caves.
Conduits de cheminée
Tous les 10 m, un mur de refend transversal monte de fond en comble avec les conduits de cheminées. Deux batteries de quatre conduits desservent tous les niveaux, du rez-de-chaussée au troisième étage. Chaque pièce du pavillon central dispose ainsi d'un conduit particulier d'une dimension de 18 x 18 cm. Le même conduit est utilisé pour ventiler l'appartement et pour rejeter les fumées. Près du plancher, une ouverture munie d'une valve permet l'apport d'air neuf depuis les caves. La buse du poêle ou de la cuisinière se branche au-dessus pour évacuer gaz et fumées. Quand les greniers ont été aménagés en logements, un conduit supplémentaire a été greffé sur les cheminées, au niveau du comble.
Des escaliers à pas mesuré
Quatre escaliers sont logés dans les angles de l'édifice. Ils sont à cage ouverte, tournants et semi-circulaires. La hauteur des marches (inférieure à 16 cm) et leur profondeur (importante vers le mur extérieur et réduite près du garde-corps) sont déterminées pour offrir un confort adapté aux différents usagers. Chacun, enfant ou adulte, trouve un pas à sa mesure. Au sud, où le pavillon central communique avec les ailes adjacentes, se trouvent les escaliers de grande largeur (120 et 130 cm de passage). Leurs paliers desservent les services sanitaires. Le ciment et la fonte de fer, peu sonores, sont préférés au bois pour former les marches du bel escalier situé au sud-est.
Couvrement des combles
La couverture du comble des ailes est faite d'élégantes tuiles galbées de grand format, dites « pannes flamandes ». Ces tuiles à emboîtement ont une surface efficace importante qui permet d'alléger les couvertures. Leur profil en s facilite l'écoulement de l'eau et autorise ainsi une pente de toit assez faible. La charpente est construite à l'économie. Elle prend appui sur les murs de refend du comble, sans le système traditionnel de la ferme triangulée avec poinçon et entrait.
Eau à tous les étages
Les services collectifs d'hygiène sont situés sur les paliers des escaliers sud. À tous les niveaux d'habitation, on trouve une fontaine et des cabinets d'aisances. Une pompe actionnée par une machine à vapeur fait monter l'eau froide potable du sous-sol jusqu'aux réservoirs d'eau placés dans les combles. La colonne descendante alimente les robinets des fontaines et les chasses d'eau des cabinets d'aisances. Les eaux ménagères sont évacuées par les conduites d'eaux usées de ces cabinets. Au rez-de-chaussée de l'aile gauche se trouvent aussi des salles de bains approvisionnées en eau chaude grâce à la machine à vapeur.
Discrètes eaux pluviales
Les façades sur cour sont débarrassées des descentes d'eaux pluviales grâce à une disposition inhabituelle. Les eaux collectées par le chéneau de la verrière et des versants intérieurs des toitures sont conduites vers les façades opposées par des canalisations horizontales encastrées dans le solivage des planchers du comble, qui se connectent aux descentes d’eaux pluviales extérieures. Le raccordement de ces dernières au chéneau des versants extérieurs des toitures témoigne d'un raffinement supplémentaire. Pour épargner les arcatures de la frise de couronnement des façades, la partie supérieure des descentes d'eaux pluviales est encastrée dans la paroi intérieure du comble. Les tuyaux sortent en façade sous la frise, au niveau du plancher du comble.
Portes à automatisme
Les accès aux pavillons d’habitation étaient laissés libres à la belle saison pour favoriser la ventilation de la cour. Lorsque la température chutait, des portes coupe-vent étaient installées. Elles sont faites d’un seul vantail en bois équipé de deux tenons métalliques qui lui permet de pivoter autour de son axe central. La porte s’ouvre d’une simple pression exercée de la main sur un côté. Un système de ferme-porte muni d’un fort ressort se comprimant à l’ouverture limite à mi-course la rotation du vantail qui se referme automatiquement derrière l’usager.
Notice créée le 02/11/2017. Dernière modification le 10/01/2019.