Que reste-t-il de l'œuvre de Godin ?
Excellent connaisseur de l’œuvre de Godin, le sociologue Michel Lallement en évalue la portée dans la société d’aujourd’hui.
Hommages au fondateur
Après une vie particulièrement bien remplie, Jean-Baptiste André Godin s’éteint au Familistère de Guise le 15 janvier 1888, onze jours avant son soixante et onzième anniversaire et treize jours après que son fils Émile a rendu lui aussi son dernier souffle. La disparition du capitaine d’industrie prend tout le monde de court. Ils sont nombreux cependant à venir immédiatement se recueillir devant le défunt et les hommages qui suivent ne manquent ni de souffle ni de chaleur.
Le Devoir publie rapidement un article hagiographique vibrant d’admiration et de reconnaissance. Lors des funérailles, le préfet de l’Aisne rappelle les multiples implications de Godin dans les affaires publiques au titre de maire, de conseiller général, de député et de membre de nombreuses commissions administratives. M. Gaillard, représentant de l’extrême-gauche de la chambre des députés, loue la volonté sans faille du disparu à toujours combattre les « jeux sanglants de la violence » en donnant priorité, pour régler les différends, à l’arbitrage et à la justice. M. Bertrand prend la parole au nom du Parti ouvrier belge et de la Revue socialiste pour vanter les « adjurations éloquentes » de Godin, « ses supplications généreuses en faveur des déshérités ». Le maire de Guise et le député de l’Aisne ne sont pas en reste. Tous deux soulignent le courage, les compétences et l’autorité exceptionnelle du défunt. D’autres personnalités encore louent un homme qui fût tout à la fois un chef d’entreprise innovateur, un républicain et un socialiste convaincu, un hygiéniste de premier rang, un « penseur infatigable », un expérimentateur de talent, un fervent défenseur du savoir et de l’éducation, un féministe et un pacifiste visionnaire…
De 1888 à 1968
Le temps de l’émotion passé, le Familistère poursuit l’aventure sociétaire, d’abord sous la houlette de Marie Moret, puis sous la responsabilité successive d’autres administrateurs. Pendant presqu’un siècle, ceux-ci président, avec plus ou moins de bonheur il est vrai, aux destinées d’une communauté peu épargnée par les guerres, pas plus d’ailleurs que par les multiples autres tourmentes propres au XXe siècle. Fidèle, en dépit des épreuves, à ses principes fondateurs, le petit monde fondé par Godin finit par rendre les armes en 1968 quand l’Association du capital et du travail est transformée en une banale société anonyme. Le Familistère n’en a pas fini pour autant de marquer les esprits. Plus d’un siècle après la disparation de son fondateur, notre mémoire collective a enregistré quelques idées et quelques leçons qui méritent toujours l’attention.
Les poêles « Godin »
Pour nombre de nos contemporains, le nom de Godin reste d’abord et avant tout associé à ces appareils domestiques de chauffage et de cuisson d’une qualité bien supérieure à la moyenne. Les choix gestionnaires qui furent les siens continuent d’étonner par leur ingéniosité, à l’heure notamment où nos responsables politiques ne jurent plus que par l’ascèse et le sacrifice.
Grâce à de nombreuses trouvailles techniques, à un sens aigu de l’esthétique industrielle et à des rémunérations correctes, le fils de serrurier qu’était Jean-Baptiste André a su conquérir durablement un marché qui ne manquait pas de concurrents sérieux. Cette stratégie de la qualité apporte la fortune à l’entrepreneur et lui fournit les moyens de donner vie aux innovations sociales dont il est l’inlassable promoteur. Tout au long de la vie de Godin, l’usine et le Palais social servent ainsi de creuset pour l’expérimentation d’une autre façon de vivre ensemble. En une période où la « question sociale » s’impose progressivement comme un défi majeur auquel de nombreux réformistes tentent d’apporter des réponses originales, Godin fait, avec d’autres, le choix de la solidarité.
Une alternative : la solidarité
Principe alternatif à la régulation marchande comme à l’intégration étatique, la solidarité se traduit d’abord par une thèse maîtresse dont la formulation apparaît dès 1864 sous la plume de Godin. Solutions sociales en offre un exposé plus systématique. « Nous devons en conclure, note-t-il dans son maître ouvrage de 1871, que l’amélioration du sort des classes ouvrières n’aura rien de réel, tant qu’il ne leur sera pas accordé les Équivalents de la Richesse, ou, si l’on veut, des avantages analogues à ceux que la fortune accorde ; armé de cette boussole, on peut marcher constamment dans la voie des choses qui sont à faire, on a un guide sûr de sa conduite. » (Godin, Solutions sociales, 2010 [1871], p. 381).
Pierre de touche d’un programme qui vise à conférer dignité et bien-être à la classe ouvrière, le logement est au premier rang des préoccupations de celui qui, tôt, se fait compagnon d’arme de l’École sociétaire dont l’une des ambitions est, sur les brisées de Charles Fourier, de construire des Palais « là où la Civilisation n’a su bâtir que des maisons de boue et de crachat » (Victor Considerant, Description du Phalanstère et considérations sociales sur l’architectonique 1848, p. 53). Équipé de nombreux dispositifs à vocation hygiéniste, le Palais social demeure aujourd’hui l’emblème d’une expérimentation grâce à laquelle Godin espérait pouvoir « remplacer, par des institutions communes, les services que le riche retire de la domesticité » (Godin, Solutions sociales, 2010 [1871], p. 381).
Les équivalents de la richesse
Même si son statut est primordial, le logement n’est en réalité qu’un équivalent parmi d’autres que le fondateur du Familistère entend mettre à disposition des familles ouvrières. De nombreuses autres innovations ont servi les ambitions réformatrices de Godin. Grâce à une école intégrée, à une pédagogie de pointe, aux cours du soir dispensés aux adultes, à la bibliothèque, au théâtre…, l’accès au savoir professionnel et à la culture n’est plus réservé, du moins en principe, à une petite élite. Si l’on veut bien se souvenir que, en dépit de la généralisation de l’accès à l’enseignement secondaire au cours du XXe siècle, les inégalités sociales devant l’école demeurent aujourd’hui massives en France (55 % des élèves de classes préparatoires aux grandes écoles ont des parents cadres ou exerçant une profession libérale), on mesure mieux encore le caractère novateur des expérimentations familistériennes en matière éducative.
À Guise, la solidarité prend une forme plus concrète encore grâce à un système de protection sociale que Godin perfectionne bien avant que ne germe dans notre pays l’idée d’une sécurité sociale accessible à tous. À la caisse de secours mise en place dans l’usine de Guise dès 1846, succède une assurance contre la maladie (1860) rapidement complétée par une caisse de secours pour les dames (1867), une caisse de pharmacie (1870) et une caisse destinée aux vieux travailleurs, aux invalides du travail, aux veuves, aux orphelins et aux famille nécessiteuses (1872). En 1880, avec l’instauration de l’Association du capital et du travail, l’administration des caisses est sujette à réforme. Mais l’esprit demeure toujours le même.
La République du travail
Inculquée dès le berceau, la solidarité n’est pas la seule valeur à partir de laquelle il est loisible de lire l’œuvre de Godin, non seulement à travers ses multiples écrits, mais aussi et surtout au prisme de ses réalisations concrètes. La juste reconnaissance des mérites est une autre exigence que chérit particulièrement le capitaine d’industrie socialiste. À l’instar de Charles Fourier, celui-ci estime que la véritable égalité ne consiste pas à fournir à chacun une part égale mais à offrir des ressources en fonction des besoins. Le travail, que Godin tient pour le « principal aspect de la vie sur la terre », est un terrain particulièrement fertile pour décliner et expérimenter une telle idée.
Entre 1867 à 1878, le disciple de Fourier met en place dans son usine, ainsi qu’au Palais social, des dispositifs originaux directement inspirés de la philosophie sociétaire. Destinés à récompenser les travailleurs en fonction de leur talent et à stimuler leur sens de l’innovation, ils font descendre la République dans l’atelier en faisant voter les ouvriers au sujet des rémunérations.
Pionnier d’une démocratie industrielle toujours balbutiante au sein des entreprises d’aujourd’hui, Godin ne ménage pas non plus ses efforts pour permettre aux femmes d’alléger leurs tâches domestiques, d’accéder à un travail rémunéré, de prétendre à des droits comparables à ceux des hommes… Lorsque l’on sait que, bien que la plus grande part d’entre elles occupent désormais un emploi, les femmes françaises continuent d’assumer l’écrasante majorité des fonctions domestiques et qu’elles demeurent la cible d’inégalités de salaires et de carrières, les options défendues par Godin gagnent encore davantage en saveur sociale.
L’Association du capital et du travail
En pratique, de nombreuses innovations imaginées par Godin ont essuyé l’échec (les votes dans les ateliers, la cuisine collective…) et certains projets, comme la constitution d’un syndicat patronal de branche, n’ont pas dépassé le stade de l’intention. Fort de leçons multiples, Godin finit en 1878 par prendre de la distance avec la doctrine fouriériste. Il reste néanmoins fidèle à l’esprit sociétaire et, plus généralement, à l’idéal socialiste du moment. En 1880, il fonde ainsi l’Association coopérative du capital et du travail qui organise le transfert de la société Godin au profit des salariés qui, progressivement, deviennent actionnaires et donc propriétaires de leurs outils de travail.
Dans ce nouveau montage juridique, Godin continue d’occuper une place à part. Mais, surtout, une nouvelle hiérarchie est instituée, à la tête de laquelle trônent les « associés », des Familistériens âgés de plus de 25 ans, qui possèdent au moins 500 francs en parts du fonds social, habitent depuis au moins cinq ans le Palais social et votent à l’assemblée générale. Jalousement préservés au fil des décennies qui suivent la mort de Godin, les privilèges dont bénéficie cette petite élite ne favorisent guère l’adaptation de l’entreprise aux temps nouveaux. Là se trouve sans nul doute l’une des raisons à la disparition de l’Association du capital et du travail près de quatre-vingt ans après sa fondation.
Regardé depuis la fenêtre du présent, le bilan du fondateur du Familistère invite finalement à la nuance. Godin était non seulement doté de multiples qualités humaines et intellectuelles, mais il était également pétri d’un sens moral que, comme de nombreuses autres personnalités économiques et politiques de son temps, il souhaitait mettre au service de ses ouailles. Voilà pourquoi, lorsque l’occasion s’y prêtait, il n’hésitait pas à tancer celles et ceux qui prétendaient échapper à son magistère. L’œuvre de Godin n’en reste pas moins novatrice. En de nombreux domaines – l’hygiène de vie, la démocratie au travail, la protection sociale, l’éducation, la mixité et la parité… –, elle préfigure localement des transformations de fond qui ont changé et continuent de changer la face de la société française toute entière.
Michel Lallement, 2017.
Michel Lallement est professeur au Conservatoire national des arts et métiers, chaire d’analyse sociologique du travail, de l’emploi et des organisations ; il est membre du Lise-CNRS.
Pour aller plus loin :
Michel Lallement, Le Travail de l’utopie : Godin et le Familistère de Guise. Biographie, Paris, Les Belles Lettres, 2009.
Jean-Baptiste André Godin, Solutions sociales, Guise, Les Éditions du Familistère, 2010, 656 p. (1re éd. : 1871).
Notice créée le 19/09/2017. Dernière modification le 10/01/2019.