L'Association coopérative du capital et du travail
« Le Familistère n’est pas un fait de coopération, c’est une étude préparatoire à l’association intégrale, c’est-à-dire du capital et du travail » déclare Godin au fouriériste et coopérateur Arthur de Bonnard dans une lettre du 21 décembre 1869.
Une décennie d’expériences sont nécessaires pour passer de l’étude à la pratique. L’Association coopérative du capital et du travail est légalement fondée en 1880 ; le Familistère et ses usines fonctionnent sous ce régime jusque 1968.
Préparer l’Association
Jeune ouvrier débutant en industrie, Godin découvre en 1842 La doctrine de Charles Fourier : « Je vis dès lors dans le principe d’association la notion de justice tant cherchée, et la solution du problème de l’équité de répartition des fruits du travail », se souvient-t-il dans Solutions sociales en 1871. Quand il entreprend la réalisation du Familistère, c’est, répète-t-il, dans la perspective de réaliser l’association du capital et du travail. « Fourier, écrit Godin, a proclamé en économie sociale une vérité encore trop incomprise, c’est que l’Association renferme la solution de presque toutes les difficultés de la société présente. »
Le Familistère et ses usines sont, de 1860 à 1880, un champ d’expériences sociales et économiques préparatoires à la constitution d’une association domestique et industrielle de Godin, des travailleurs et de leur famille. Un conseil du Familistère, composé de femmes et d’hommes élus par les habitants, est créé en 1860 pour veiller au bon fonctionnement de l’habitation unitaire et de ses services. À partir de 1867, la fête du Travail donne lieu à des essais démocratiques de récompense des mérites des travailleurs. Une commission administrative est instituée en 1870 pour gérer le Familistère et l’usine en l’absence de Godin élu député. En 1871, est ouvert un livre d’honneur des ouvriers primés pour innovation et plusieurs comités de travailleurs sont créés à l’usine pour participer à la réflexion sur l’accroissement de la productivité ou la conciliation des conflits externes et internes. En 1873 une première répartition des bénéfices aux salariés est mise en place. En 1876 ont lieu les premiers essais de participation des travailleurs au capital de l’entreprise. En 1877, des groupes et des unions de travailleurs et d’habitants sont librement formés pour proposer des améliorations sur tout sujet industriel ou domestique.
Ces expériences ont des fortunes diverses. Leur principale vertu dans l’esprit de Godin est sans doute l’apprentissage de la participation et de la responsabilité collective. Sa déception est vive à cet égard comme on peut en juger d’après sa conférence du 30 septembre 1880 : « malgré vous, je puis le dire, j’ai fait l’Association ».
Fonder l’Association
Au début de 1877, le fondateur du Familistère est dégagé à la fois de son mandat de parlementaire et du procès en séparation avec sa première épouse Esther Lemaire. Il s’attèle à la rédaction des statuts de l’Association du Familistère, sans obtenir le concours de ses futurs associés dans cette tâche plus longue et complexe qu’il ne l’avait imaginé. Au printemps 1880 paraît chez Guillaumin et Cie à Paris Mutualité sociale et association du capital et du travail ou Extinction du paupérisme par la consécration du droit naturel des Faibles au nécessaire et du Droit des Travailleurs à participer aux bénéfices de la production (Godin, 1880). L’ouvrage comprend un long préambule juxtaposant les réflexions d’ordre économique, architectural, philosophique et moral, les statuts de l’association proprement dits, les règlements des assurances mutuelles du Familistère et de l’usine, et enfin le règlement de l’Association. L’association naissante du Familistère est présentée comme un modèle de mutualité nationale.
Le 13 août 1880, une cérémonie réunit Godin et quatorze salariés du Familistère, qui apposent leur signature sur les trois exemplaires originaux des statuts, donnant ainsi une existence légale à l’association. L’association est baptisée « Association coopérative du capital et du travail, société du Familistère de Guise ». Elle est constituée pour 99 ans. Elle « a pour but d’organiser la solidarité entre ses membres par le moyen de la participation du capital et du travail dans les bénéfices », et a pour objet l’exploitation locative des immeubles d’habitation du Familistère, l’exploitation commerciale de ses magasins et l’exploitation industrielle des usines de Guise et de Laeken. Le capital social apporté par le fondateur est constitué des terrains et immeubles du Familistère et de ses usines, du matériel, des brevets, des modèles et des marchandises en stock. L’ensemble du capital-apport représente 4 600 000 francs.
Organiser l’Association
Les membres de l’Association appartiennent à des catégories sociales distinctes et hiérarchisées, aux droits et devoirs plus ou moins étendus : des associés, des sociétaires, des participants et des intéressés. Hormis ces derniers, simples possesseurs par héritage ou achat de parts du capital, ils sont tous travailleurs de l’Association. Celle-ci emploie en outre des auxiliaires qui ne sont pas membres à proprement parler.
Les associés, qui seuls forment l’assemblée délibérante de l’Association, doivent être âgés d’au moins vingt-cinq ans, résider au Familistère depuis cinq ans, travailler pour le Familistère et ses usines depuis cinq ans, savoir lire et écrire, et détenir une part du fonds social égale au moins à 500 francs. L’Association est administrée par un administrateur-gérant, élu (à l’exception du fondateur) par l’assemblée des associés. Il est assisté par plusieurs conseils : de gérance, de surveillance, de l’industrie, et du Familistère.
L’Association est dotée d’un système original de répartition des bénéfices industriels et commerciaux. Le fondateur du Familistère prend pour base de répartition proportionnelle des bénéfices d’une part la somme des salaires des travailleurs, et d’autre part la somme des intérêts du capital (son « salaire » suivant Godin). Un franc de salaire du travail vaut autant qu’un franc d’intérêt du capital. Pour les travailleurs de l’association godinienne, la répartition ne se substitue pas au salariat, mais vient en quelque sorte s’y greffer. Aux détenteurs de capital, les bénéfices sont distribués en espèces, tandis qu’aux travailleurs, les bénéfices sont servis en certificats d’épargne selon leur catégorie sociale. Le système de répartition fonctionne comme un mécanisme d’appropriation du capital-apport de Godin par les travailleurs, qui participent aux bénéfices en tant que salariés et actionnaires. La répartition concerne 75% des bénéfices nets, c’est-à-dire les bénéfices du Familistère et des usines après soustraction des charges sociales : l’amortissement du matériel et des bâtiments, les frais d’éducation et les intérêts du capital, dont la rentabilité est limitée à 5 %.
L’association intégrale
La participation aux bénéfices n’est toutefois qu’un aspect de l’Association selon le fondateur du Familistère. L’Association du Familistère est intégrale dans la mesure où elle embrasse toutes les formes de coopération qui, séparées, ne sont pas, d’après Godin, en mesure de transformer profondément et durablement la situation des travailleurs : « Pour que [leur] bien-être ait une base sérieuse, il faut ajouter à l’assurance mutuelle contre le malheur, à la société coopérative d’économie domestique, à la société coopérative d’industrie et de travail, la société coopérative et locative de l’habitation. », écrit-il dans Le Devoir le 22 août 1880.
C’est dans l’habitation que les bénéfices des coopérateurs peuvent le mieux s’employer pour l’émancipation de la classe des travailleurs. L’habitation collective est ainsi une condition et une finalité de l’association. Sans le palais unitaire, la coopération risque d’être dominée par la question économique.
Le but véritable de l’Association est même davantage que l’organisation d’une solidarité matérielle. « Il faut considérer l’association non seulement comme une question pécuniaire, mais comme une question sociale et presque religieuse. », avance prudemment Godin dans une conférence du 7 septembre 1877, avant de poursuivre le 14 septembre suivant : « il y a donc lieu d’unir les projets d’association aux études d’une croyance nouvelle, de faire marcher de front l’exposé du but poursuivi par nous en cette vie et au-delà. »
La fin de l’Association
L’Association continue de fonctionner pendant quatre-vingts ans après la mort de Godin, dans un cadre statutaire presque inchangé. Cependant, des tensions de plus en plus vives apparaissent en son sein au cours du XXe siècle. En particulier, les associés et les sociétaires, qui habitent au Palais social, sont considérés comme des privilégiés par les salariés des autres catégories sociales. À partir des années 1950, les rivalités diverses, la faiblesse des investissements dans l’équipement industriel, le manque d’innovations et la concurrence exacerbée par l’ouverture du marché commun européen conduisent finalement à la disparition de l’Association coopérative du capital et du travail.
Le 22 juin 1968, l’assemblée générale extraordinaire des coopérateurs prend la décision de dissoudre la société du Familistère et de transformer leurs titres d’épargnes en actions. Une société anonyme est formée, Godin SA, rachetée en 1970 par le groupe Le Creuset. Le nouveau PDG, Paul Schmitt, se présente comme un patron « anti-Godin ».
Pour aller plus loin :
L'album du Familistère, Guise, Les Éditions du Familistère, 2017, p. 405-425.
Notice créée le 19/09/2017. Dernière modification le 10/01/2019.