Textes et paroles de Godin : l'expérience du Familistère
Cette sélection rassemble des textes et des discours de Godin qui traitent de différents aspects de l'expérimentation familistérienne.
La coopération
Annuaire de l’Association pour 1867.
Aujourd’hui, comprenant qu’elles ne doivent pas rester plus longtemps indifférentes à leur propre sort, les classes ouvrières ont fondé ce que l’on a désigné sous le nom de sociétés coopératives. Ces sociétés attirent à juste titre l’attention des hommes compétents, car les fonctions diverses que la coopération organise une à une et séparément sont les matériaux dont l’ensemble constituera l’édifice économique de l’avenir.
La coopération, ainsi nommée, c’est l’entente entre un certain nombre de personnes pour produire, acheter, vendre ou consommer, enfin pour entreprendre toute chose dans un but d’utilité commune, par l’union des intelligences, le concert des volontés, des forces et des intérêts. C’est la simplification du mécanisme social, c’est la collectivité plaçant l’individu en présence de lui-même, se vendant à lui-même, travaillant pour lui-même, logeant lui-même ; c’est le bien-être physique, moral et intellectuel mis à la portée des déshérités de la fortune.
La coopération doit nécessairement organiser son propre milieu. À l’industrie coopérative, il faut des ateliers spéciaux ; au commerce coopératif, il faut de nouveaux magasins, et ainsi de suite.
Jean-Baptiste André Godin [sous le pseudonyme A. Mary], « Le Familistère de Guise », dans Annuaire de l’Association pour 1867, Paris, Librairie des sciences sociales Noirot et Cie, 1867, p. 226-227.
La réforme de l’habitation
Solutions sociales, 1871.
Pour enlever les familles ouvrières aux maux qui les poursuivent dans leur isolement, il faut s’élever à une conception supérieure de l’habitation humaine ; il faut l’union des familles et leur coopération ; il faut réunir au profit de leur collectivité les avantages qu’on ne peut créer isolément pour chacune d’elles.
Car on conçoit que si les châteaux ont pu seuls réunir, et à grands frais, pour l’usage de quelques privilégiés de la fortune, les ressources nécessaires à la famille, on ne peut songer à donner ces ressources à tous les hommes par les mêmes moyens ; on ne peut faire un château pour chaque ouvrier : il faut donc, pour une Équitable Répartition du bien-être, créer le Palais dans lequel chaque famille et chaque individu trouveront ces ressources et ces avantages réunis au profit de la collectivité.
Mais comment donner à l’habitation de chaque ouvrier les avantages qui n’existent que pour les privilégiés de la richesse ? Cela n’est possible qu’en ouvrant au Capital de nouveaux moyens de se rendre utile, car si l’on ne peut faire des millionnaires de tous les travailleurs de l’industrie, il est pourtant possible de trouver une direction nouvelle à l’emploi du Capital dans une voie encore inexplorée ; voie profitable au Capital lui-même, et au plus grand bien de l’espèce humaine : la Réforme de l’Habitation est ce nouveau champ d’activité à ouvrir au Capital et au Travail.
Dans la première moitié de ce siècle, Capital et Travail ont créé la Grande Industrie et transformé les moyens de transports ; ils ont créé les Usines et les Chemins de fer ; il leur reste à entreprendre la Réforme Architecturale de l’Habitation.
Nous avons vu que nulle amélioration n’est possible dans les demeures ouvrières abandonnées à l’incurie et aux ressources individuelles : le bien-être de l’homme ne peut se réaliser dans ces conditions ; la misère s’attache au milieu qui lui est propre ; le Capital n’a rien à faire là, l’Aumône seule peut y remplir son rôle !
Il faut donc sortir de ce milieu.
Voilà pourquoi le FAMILISTÈRE a été fondé.
Ne pouvant faire un Palais de la chaumière ou du galetas de chaque famille ouvrière, nous avons voulu mettre la demeure de l’Ouvrier dans un Palais ; le Familistère, en effet, n’est pas autre chose, c’est le Palais du Travail, c’est le Palais Social de l’avenir.
Ce qu’il n’est pas possible de faire au profit de familles éparpillées et sans lien, les améliorations qu’on ne peut introduire dans le tohu-bohu des habitations ouvrières, ni à la ville, ni à la campagne, ni dans les caves, ni dans les mansardes habitées ; ce que ne permettent pas même les habitations ouvrières isolées les mieux construites, quel qu’en soit le système : le Familistère le permet, le Palais Social le rend possible, bien plus, il le rend nécessaire.
Jean-Baptiste André Godin, Solutions sociales, Guise, Les Éditions du Familistère, 2010 (réédition de l’ouvrage paru à Paris en 1871 chez A. Le Chevalier et Guillaumin & Cie éditeurs), p. 384-386.
Les équivalents de la richesse.
Solutions sociales, 1871.
Nous avons vu quelles sont les conditions véritables de l’habitation dans laquelle la classe riche trouve le bien-être ; nous avons vu que c’est en concentrant tout ce qui est nécessaire à l’usage des personnes, en mettant à côté des besoins de chacun les moyens propres à les satisfaire, que le riche trouve dans son intérieur les satisfactions du corps, qui contribuent tant aux satisfactions de l’esprit.
Nous devons en conclure que l’amélioration du sort des classes ouvrières n’aura rien de réel, tant qu’il ne leur sera pas accordé les Équivalents de la Richesse, ou, si l’on veut, des avantages analogues à ceux que la fortune accorde ; armé de cette boussole, on peut marcher constamment dans la voie des choses qui sont à faire, on a un guide sûr de sa conduite.
Placer la famille du pauvre dans un logement commode ;
Entourer ce logement de toutes les ressources, et de tous les avantages dont le logement du riche est pourvu ;
Faire que le logement soit un lieu de tranquillité, d’agrément et de repos ;
Remplacer, par des institutions communes, les services que le riche retire de la domesticité ;
Telle est la marche à suivre si l’on ne veut pas que les familles ouvrières soient perpétuellement exclues du bien-être qu’elles créent, auquel toute créature humaine a droit, et qu’il est dans les nécessités de notre époque de réaliser pour tous.
Jean-Baptiste André Godin, Solutions sociales, Guise, Les Éditions du Familistère, 2010 (réédition de l’ouvrage paru à Paris en 1871 chez A. Le Chevalier et Guillaumin & Cie éditeurs), p. 380-381.
Ni portes ni concierge
Annuaire de l’Association pour 1867.
Si les dispositions matérielles de l’habitation peuvent influer sur l’amélioration du sort des classes ouvrières, cette amélioration doit se développer d’elle-même. Le milieu doit la produire, elle ne doit pas être imposée. Il faut que l’habitant des nouvelles demeures trouve dans leur usage des facilités inconnues, des avantages inattendus, sans rien perdre de ce qu’il possédait ailleurs. Aussi, le Familistère a des entrées, mais il n’a ni portes, ni concierge ; chacun entre, sort, va, vient, retourne à son gré, partout et à toute heure sans consulter personne ; la nuit, le jour, des caves aux greniers, à tous les étages, le Familistère est libre !
Ni la famille, ni l’individu n’ont à s’y occuper d’un règlement, il n’y en a pas.
Chacun respecte le bien duquel son bien-être propre est solidaire. Des infractions fréquentes à cette règle naturelle, sur un point quelconque, seraient une indication de l’imperfection des dispositions prises, il faudrait les réformer et supprimer la cause pour supprimer l’effet.
Cependant, ce nouvel établissement eut dès son origine une administration et un bureau, non pour réglementer les locataires, mais pour veiller à ce que tous les services fussent parfaitement remplis. La population fut invitée à prendre part à ces services, mais librement et volontairement contre salaire débattu pour chaque fonction et chaque genre de travail.
Jean-Baptiste André Godin [sous le pseudonyme A. Mary], « Le Familistère de Guise », dans Annuaire de l’Association pour 1867, Paris, Librairie des sciences sociales Noirot et Cie, 1864. p. 226-227.
L’émulation générale
Solutions sociales, 1871.
L’émulation générale, provoquée par l’habitation unitaire dans la tenue du vêtement, contribue au soin du corps et au perfectionnement des manières et du maintien ; cela se conçoit par les faits comparés de la vie publique : une grande différence existe, dans les usages de la vie, entre le citadin et le villageois, entre les classes aisées et les classes pauvres. La sociabilité s’améliore par l’aisance, et par la fréquentation libre et désintéressée de nos semblables ; lorsque l’individu, au lieu de se sentir affaissé par la misère, peut se présenter dignement aux yeux de ses semblables, il se sent ennobli ; c’est le sentiment qu’éprouve au Familistère l’enfant de l’ouvrier : il ne subit plus, dès son début dans la vie, ces humiliations de la pauvreté qui abrutissent si souvent le corps et l’âme.
Au Palais Social, les classes et les conditions se confondent ; c’est par l’intelligence et le savoir que les individus brillent et se distinguent, et, pour une population qui débute dans cette voie nouvelle de l’existence, c’est surtout sur l’enfance que les heureux effets de la vraie vie sociale se font le plus tôt sentir. Aussi l’enfance est-elle heureuse au Familistère, heureuse de ce bonheur de liberté que nul autre milieu ne peut offrir, avec la même sérénité et la même ampleur.
Jean-Baptiste André Godin, Solutions sociales, Guise, Les Éditions du Familistère, 2010 (réédition de l’ouvrage paru à Paris en 1871 chez A. Le Chevalier et Guillaumin & Cie éditeurs), p. 429.
L’éducation bienveillante
Conférence du 1er novembre 1860 aux habitants du Familistère.
Par son ascendant sur la famille, le père doit veiller à l'avancement des bonnes mœurs et à l'entretien des bonnes dispositions dans tous les cœurs. Mais cet ascendant ne doit s'exercer que par l'amitié et la douceur. On arrive plus vite au but, en fait d'éducation, en tachant de persuader et convaincre l'enfant par des soins constants, qu'en le rudoyant ou en le frappant. L'orateur signale que l'habitation du Familistère n'est pas faite pour les pères qui imposeraient à leur famille un joug de fer et qui maltraiteraient leurs enfants. Il croit du reste qu'il n'y en a pas un seul dans ce cas parmi son personnel et il espère qu'il ne s'en trouvera jamais. C'est pour éviter qu'il en soit ainsi qu'il prévient que cela ne pourrait être toléré au Familistère. L'éducation doit se faire avec la plus grande bienveillance ; la faiblesse de l'enfant exige des soins pleins de douceur ; la brutalité envers lui ne peut se produire que dans les âges d'ignorance. À notre époque, il est de règle générale que l'accord règne dans les familles et l'orateur désire qu'au Familistère surtout il n'y ait pas d'exception sur ce point ; que les femmes, les jeunes filles, les enfants y soient l'objet du plus grand respect et de la plus grande bienveillance de la part de tous. La règle de conduite à ce sujet doit être : Respect et protection aux faibles. Ceux qui ne seraient pas en état de les mettre en pratique, ne pourraient être admis à habiter le Familistère.
Jean-Baptiste André Godin, conférence du 1er novembre 1860 aux habitants du Familistère (Paris, Bibliothèque centrale du Conservatoire national du musée des arts et métiers, fonds Godin).
Hypothèse de l’Association
Conférence du 23 novembre 1877 aux travailleurs du Familistère.
Vous pouvez donc supposer avec moi qu’une population d’ouvriers d’une usine quelconque, sache mettre de côté tout sentiment d’individualisme, ne se préoccupe que de l’exercice du droit et des devoir de tous, et cherche à réaliser au profit de chacun les meilleures conditions sociales de bien-être et de justice. Si 1 000 ouvriers s’éprennent de cette idée et la veulent mettre en pratique, que feront-ils d’abord ?
Mettant de côté toute vue d’intérêt personnel, ils travailleront au mieux sans se préoccuper de mesurer leurs salaires ou leurs appointements sur ce que gagne tel ou tel. La besogne étant faite dans de bonnes conditions assurera des bénéfices au bout de l’année ; mais ces ouvriers plus préoccupés de leur bien-être général que du désir de gaspiller suivant le caprice de chacun les premières épargnes, chercheront quel meilleur usage est à faire de cet argent au profit de tous. Supposez que ces ouvriers n’ont pas comme vous de Familistère fait pour eux, qu’ils vivent dans de pauvres et informes logis éloignés de leurs ateliers et dépourvus de toutes ressources pour les familles. Examinant alors quels sont les besoins les plus pressants pour l’homme, ne seront-ils point amenés à reconnaître que le meilleur usage qu’ils puissent faire de leurs économies en vue d’assurer leur bien-être social, c’est de se donner à eux tous une habitation convenable pourvue de tout ce qui peut être utile à l’entretien de la santé, au développement du corps et de l’esprit. L’habitation en effet est le point de départ du bien-être domestique et social.
Ces ouvriers seraient donc amenés aussitôt qu’ils le pourraient à réaliser pour eux tous et leurs familles le palais unitaire qui logerait tous les associés cent fois mieux et cent fois plus économiquement que les petites maisons isolées.
Ainsi s’élèverait la commune nouvelle, remplaçant l’antique village et se dotant peu à peu de tous les éléments de la vie progressive
[…]
Or, qu’ai-je fait pour vous jusqu’ici, si ce n’est raisonner en votre lieu et place, comme vos intérêts les plus pressants vous eussent commandé de le faire, et réaliser à votre profit ce que vous eussiez eu à réaliser vous-mêmes ? Sachez donc reconnaître que depuis longtemps déjà vous êtes mes associés, si ce n’est d’une façon légale, au moins d’une façon pratique, et que rien n’a été fait jusqu’ici qu’en vue de répondre à ce que demande votre plus grand intérêt à tous.
Jean-Baptiste André Godin, extrait de la conférence du 23 novembre 1877 aux habitants et travailleurs du Familistère (Paris, Bibliothèque centrale du Conservatoire national des arts et métiers, fonds Godin).
Associés malgré eux
Conférence du 30 septembre 1880 aux habitants et travailleurs du Familistère.
Sans doute, je n’ai pas parlé dans le désert, néanmoins j’ai été peu compris.
Aussi, quand il y a 3 ans en 1877, je vous ai de nouveau réuni pour entrer dans les détails les plus explicites concernant l’Association, ai-je trouvé en vous si peu de dispositions à croire en l’avenir, à poursuivre avec moi le but que je vous indiquais, que cela a été, je vous l’avoue, presque une désillusion pour moi. Il me semblait que lorsqu’un patron venait vous offrir de vous associer à sa fortune, de vous abandonner et ses usines et tout ce que comporte une fondation comme la mienne, la proposition méritait un autre accueil. Mais le doute, l’incrédulité, l’impossibilité de comprendre furent plus fort chez vous que tout ce que je pouvais dire.
Voulant donc secouer cette torpeur, changer cet état d’esprit en vous donnant des gages indéniables qui forçassent votre examen, je vous appelais en 1877 à une large participation des bénéfices.
Déjà j’avais fait la même chose en 1876 ; vous avez reçu des titres valant 50, 60, 100 francs et davantage ; pour quelques-uns cette répartition s’élevait même beaucoup plus haut. Cela pourtant ne suffit pas à vaincre l’incrédulité.
Le public et la plupart d’entre vous n’en continuèrent pas moins à se demander quel profit je pouvais avoir à faire ces libéralités. Trop égoïstes pour comprendre et adopter les motifs que je mettais en avant, ils en cherchaient d’autres. La tâche n’était pas aisée. Comment assigner un but d’égoïste à l’action par laquelle je partageais ma fortune avec vous ?
En 1878, une nouvelle répartition fut inscrite aux livres de la comptabilité à votre profit. La chose se renouvela en 1879 et enfin la répartition du 30 juin dernier va s’ajouter aux précédentes et clore la série des répartitions préparatoires de l’Association. Maintenant ce seront nos statuts qui règleront ces comptes.
[…]
J’espérais aussi trouver en vous des concours actifs dévoués ; sur ce point, je m’étais trompé. J’ai dû créer moi-même et de toutes pièces les rouages de notre Association et nulle foi, nulle persévérance ne m’ont été prêtées par vous. Dans le domaine industriel seul, j’ai été aidé. Là, je le reconnais, vous m’avez apporté concours et dévouement ; mais ce que j’avais espéré en 1877, c’était éveiller en vous assez d’amour pour l’Association pour que vous vous attachiez réellement à me seconder dans la préparation de cette œuvre. Je n’ai recueilli que votre indifférence. Les divers livres que j’ai publiés ont eu le même sort devant vous. Le journal, enfin, que je publie chaque semaine et qui contient des articles de la plus haute importance pour vous, vous ne le lisez pas.
Dans ces conditions et malgré vous, je puis le dire, j’ai fait l’Association. Aujourd’hui, j’espère encore que l’avenir trouvera enfin de votre part le concours et le dévouement qui ont manqué dans le passé.
Jean-Baptiste André Godin, extrait de la conférence du 30 septembre 1880 aux habitants et travailleurs du Familistère, dans L’album du Familistère, Guise, Les Éditions du Familistère, 2017, p. 391-394.
Notice créée le 19/09/2017. Dernière modification le 24/10/2022.