8 février 2022

Jean-Baptiste Noirot à Marie Moret, le 8 février 1901

… j’ai à vous annoncer aujourd’hui que j’ai acquis à la doctrine de l’Association du Capital, du Travail et du Talent le plus lu des écrivains de France, Émile Zola.

Mardi 8 février 2021 - La lettre que nous publions aujourd'hui, écrite il y a 121 ans, raisonne particulièrement avec l'actualité du Familistère.
Jean Baptiste Noirot se félicite d'avoir porté à la connaissance d'Émile Zola la doctrine de Fourier et le projet de Godin. Émile Zola s’inspire du Familistère pour écrire en 1901 son roman utopique Travail, qui est d’une certaine façon le “happy end” du fameux Germinal de 1885. Germinal que nous nous préparons à adapter en pièce de théâtre, avec la compagnie Nomades. Ce grand spectacle de plein air, qui se jouera 4 dates cet été, réunit sur scène tout un peuple, une centaine de comédien·nes et musicien·es professionnel·les et amateur·trices !

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Première page de la lettre de Jean-Baptiste Noirot à Marie Moret, le 8 février 1901 (Bibliothèque centrale du Conservatoire national des arts et métiers, Paris).

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Deuxième page de la lettre de Jean-Baptiste Noirot à Marie Moret, le 8 février 1901 (Bibliothèque centrale du Conservatoire national des arts et métiers, Paris).

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Troisième page de la lettre de Jean-Baptiste Noirot à Marie Moret, le 8 février 1901 (Bibliothèque centrale du Conservatoire national des arts et métiers, Paris).

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Quatrième page de la lettre de Jean-Baptiste Noirot à Marie Moret, le 8 février 1901 (Bibliothèque centrale du Conservatoire national des arts et métiers, Paris).

JEAN-BAPTISTE NOIROT1 À MARIE MORET, 8 FÉVRIER 1901

 

Paris, le 8 février 1901

13 rue de Bruxelles

 

Chère Madame,

                Je pense que vous vous souvenez qu’il y a bien longtemps déjà, vous avez eu l’obligeance de m’envoyer les ouvrages de notre regretté Godin, dont je vous avais fait la demande en vue de répandre l’idée d’association2.

                Je ne veux pas vous faire l’historique de mes déboires auprès d’hommes considérables dans la politique réfractaire et de parti pris, vases pleins où rien ne peut plus pénétrer.

Je n’ai pourtant pas désespéré, et bien m’en a pris, car j’ai à vous annoncer aujourd’hui que j’ai acquis à la doctrine de l’Association du Capital, du Travail et du Talent3 le plus lu des écrivains de France, Émile Zola4.

                À une lettre que je lui écrivis le 30 mai 18965, Zola me répondit courrier par courrier :

                « Monsieur, votre lettre m’intéresse infiniment, mais je suis à la campagne6 et avec un grand besoin de repos. Voulez-vous bien que nous remettions notre entretien à octobre ? Vous me feriez le plaisir de venir frapper à ma porte, rue de Bruxelles 13bis7, un soir, à six heures et nous pourrions causer. Je vous remercie à l’avance de tout ce que vous pourrez me dire sur un sujet qui me passionne,

                Veuillez agréer… E. Zola »

                En octobre à la suite de plusieurs entretiens où il fut question des divers systèmes socialistes, le Maître me dit : « C’est vous qui avez raison, mais je n’écrirai le livre que dans deux ans, je prépare deux volumes : Paris8 puis Fécondité9 qui me prendront ce temps-là. Après j’étudierai les ouvrages que vous m’avez remis. » Je lui laissai : Solidarité de Renaud10 et Solutions sociales de Godin11 (Plus tard je lui portai les trois articles parus dans l’Illustration12).

                Depuis ce temps, nos relations n’ont été interrompues que pendant l’exil de Zola13 et, au commencement de l’année dernière, il me dit un jour : « J’ai lu Renaud et Godin, mon livre est commencé ; j’ai encore quelques éclaircissements à demander, pouvez-vous me les donner. » Sur ma réponse affirmative, nous primes rendez-vous, et dans un long entretien, je lui donnai sur le Familistère et sur la théorie de Fourier tous les renseignements dont il croyait avoir besoin14.

                Le livre est intitulé « Travail » ; le premier feuilleton a paru dans l’Aurore le 3 décembre dernier15. C’est l’association dans la cité fondée. Deux autres suivront : Vérité puis Justice qui compléteront l’exposé de la Doctrine de Fourier16.

                Je ne veux pas vous laisser ignorer la part que l’œuvre de Godin, qui est aussi la vôtre, a eue dans l’ouvrage de Zola qui doit avoir, un retentissement considérable, non seulement en France où ses livres sont tirés à cent mille exemplaires, mais encore dans le Monde entier, traduits dans toutes les langues.

                Ma femme et ma fille17 qui n’ont jamais oublié l’excellent accueil qu’elles ont reçu de vous autrefois, alors que nous habitions St Quentin18 me chargent de les rappeler à votre bon souvenir, et je vous prie d’agréer l’expression de l’admiration et de l’affection que j’ai toujours eues pour vous

Noirot

 

1. Sur Jean-Baptiste Noirot (1822-1904), percepteur des finances, négociant et fouriériste, voir la biographie rédigée par Bernard Desmars pour le Dictionnaire biographique du fouriérisme, en ligne sur le site charlesfourier.fr. Il est l'un des premiers visiteurs du Familistère de Guise en 1865. De 1866 à 1868, il dirige la Librairie de l'Association, dans lequel Jean-Baptiste André Godin publie deux articles sur le Familistère sous le pseudonyme de A. Mary. Noirot est abonné au journal du Familistère Le Devoir (1878-1906). Après avoir été percepteur dans différents départements de France, il prend sa retraite en 1894 et s'installe à Paris. 

2. Jean-Baptiste Noirot écrit à Marie Moret le 21 février 1890 ; celle-ci lui répond le 23 février suivant en lui envoyant plusieurs ouvrages de Godin - La République du travail et la réforme parlementaire (1889), Le gouvernement : ce qu’il a été, ce qu’il doit être, et le vrai socialisme en action (1883) et Solutions sociales (1871) -, ainsi que l’étude de François Bernardot, Le Familistère de Guise, association du capital et du travail, et son fondateur Jean-Baptiste-André Godin (1889).

3. C’est-à-dire à la doctrine fouriériste.

4. La soi-disant conversion d’Émile Zola (1840-1902) au fouriérisme est la glorieuse contribution au progrès social dont s’enorgueillit Jean-Baptiste Noirot, qui est célébré au sein du mouvement fouriériste pour ce haut fait de propagande. L’auteur des Rougon-Macquart (1870-1893) jouit d’une grande popularité, et son engagement dans l’affaire Dreyfus à la fin de 1897 le place sur le devant de la scène médiatique.

5. Les circonstances qui amènent Jean-Baptiste Noirot à entrer en relation avec Zola sont décrites par Bernard Desmars dans sa biographie de Noirot. Dans sa lettre du 30 mai 1896 à Zola, Noirot l’exhorte à écrire le « Roman de l’Avenir », qui décrirait un monde nouveau comparable au Familistère de Guise.

6. À Médan (Yvelines), où Zola achète une maison en 1878.

7. Noirot, qui habite au 12, rue de Bruxelles, est le voisin de Zola à Paris.

8. Le roman Paris, le dernier de la trilogie Les Trois villes, paraît en feuilleton dans Le Journal du 23 octobre 1897 au 9 février 1898 : le livre est édité chez G. Charpentier et E. Fasquelle à Paris en 1898.

9. Premier volume des Quatre évangiles, le roman Fécondité paraît en feuilleton dans L’Aurore du 15 mai au 4 octobre 1899 ; le livre est édité chez Eugène Fasquelle à Paris en 1899.

10. Renaud (Hippolyte), Solidarité. Vue synthétique sur la doctrine de Charles Fourier, première édition : Paris, À la librairie de l'École sociétaire, 1842.

11. Godin (Jean-Baptiste André), Solutions sociales, Paris, A. Le Chevalier, 1871.

12. Les 14, 21 et 28 novembre 1896, le journal L’Illustration publie trois articles sur « Le Familistère de Guise » signés Jean Roseyro, illustrés de grandes gravures. L’auteur décrit le Familistère et son organisation collective comme une caserne ouvrière, confortable mais privative de liberté. La rubrique « Familistère » des notes préparatoires de Zola au roman Travail est une compilation du texte des articles de L’Illustration (Bibliothèque nationale de France, Département des Manuscrits, NAF 10334, fol. 387-394).

13. À la suite de la publication, en première page de L’Aurore du 13 janvier 1898, de « J’accuse… ! », virulent plaidoyer pour la défense du capitaine Alfred Dreyfus, Émile Zola est condamné à un an de prison pour diffamation envers le ministre de la Guerre devant la cour d’assises de la Seine le 18 juillet 1898. Il part le jour même à Londres, où il vit en exil jusqu’au 4 juin 1899.

14. Dans le dossier préparatoire de Zola au roman Travail, se trouvent des « Notes Noirot » (Bibliothèque nationale de France, Département des Manuscrits, NAF 10334, fol. 483-485).

15. Deuxième volume des Quatre évangiles, le roman Travail paraît en feuilleton dans L’Aurore du 3 décembre 1900 au 11 avril 1901 ; le livre est édité chez Eugène Fasquelle à Paris en avril 1901. Zola conçoit les Quatre évangiles comme une conclusion de son œuvre, jusqu’ici fondée sur la réalité. Travail est un roman d’anticipation qui met en scène la cité heureuse inspirée de Charles Fourier, du phalanstère et du Familistère.

16Vérité, le troisième des Quatre évangiles, paraît en 1903 après la mort de Zola, qui n’a pas eu le temps de commencer la rédaction du dernier évangile, Justice. Que le projet de Zola soit d’exposer la doctrine de Fourier dans les Quatre évangiles est bien entendu une interprétation de Jean-Baptiste Noirot.

17. Veuf en premières noces de Léonie Héraut d’après son acte de décès du 18 juin 1904, Jean-Baptiste Noirot épouse en secondes noces Émilie Clotilde Houget-Lemonier (1833-), écrivaine, avec laquelle il a une fille, professeuse de piano.

18. De 1879 à 1884, Jean-Baptiste Noirot est percepteur à Saint-Quentin, dans l’Aisne, à une trentaine de kilomètres de Guise. Le Livre des visiteurs et visiteuses du Familistère enregistre sa visite en 1880.