30 avril 2020
Récits du Familistère au temps du Coronavirus La cour de l'aile droite
L’épidémie de Coronavirus apparue en janvier 2020 provoque un état d’urgence mondialisé qui confine l’humanité, mais qui ne peut suspendre la pensée et le désir d’une société alternative dont chacun·e conçoit bien l’extrême nécessité. Nous rongeons notre frein, mais pas seulement. Beaucoup d’entre nous s’appliquent à réfléchir à l’état de défiance et s’emploient à le surmonter. Plusieurs fois par semaine de confinement, le Familistère invite une personnalité, géographe, historien·ne, artiste, architecte, sociologue, écrivain·e, entrepreneur/euse ou médecin, à proposer la lecture d’une image du Familistère dans le contexte de l’épidémie et de ses conséquences sociales et politiques. Aujourd'hui, Nathalie Brémand, historienne.
SI LA COOPÉRATIVE DU FAMILISTÈRE FONCTIONNAIT ENCORE AUJOURD’HUI...
Si la coopérative du Familistère fonctionnait encore aujourd’hui, les ouvriers/ères et leurs familles seraient confiné·es dans leurs appartements donnant sur une cour intérieure vitrée. Elles et ils auraient le sentiment de manquer de liberté, comme nous tous et toutes, puisqu’elles et ils n’auraient pas le droit d’aller se promener à plus d’un kilomètre du site, et pour une heure seulement. Elles et ils se sentiraient sûrement surveillé·es puisqu’elles et ils devraient justifier de leurs déplacements en se munissant d’une attestation à soumettre aux représentants de l’ordre.
Et pourtant, il ne manquerait certainement pas d’esprits chagrins pour insinuer que les Familistérien·nes supporteraient bien mieux que d’autres le confinement, tant les notions de privations de liberté et d’enfermement sont attachées, dans beaucoup d’esprits, à l’expérimentation sociale qu’y a initiée Godin à partir de 1859. Cette stigmatisation remonte aux débuts de la création du Palais social. Alors même que des rapports et des articles élogieux ont rapidement fleuris, des images péjoratives se sont également très tôt imposées, représentant le Familistère comme un lieu d’emprisonnement : « prison confortable », « petit bagne » ou encore « caserne sociale ».
Avec cette photo de la cour de l’aile droite du Palais social prise en 1900, on comprend combien l’architecture même des espaces a pu donner lieu à cette interprétation. La cour fermée et les balcons qui courent le long de l’édifice peuvent évoquer, en effet, un environnement de type carcéral.
Godin, qui attribuait à l’architecture de grandes vertus moralisatrices, basait tout son principe d’« habitat sociétaire » hérité de Fourier sur l’idée maitresse de la proximité des espaces de vie. Tout fut mis en œuvre pour rapprocher dans un rayon de 90 mètres à la fois l’usine, le logement et les services nécessaires à la vie quotidienne des habitants. Dans les faits, si les Familistérien·nes d’alors n’étaient pas littéralement enfermé·es, la façon autarcique dont la vie quotidienne était organisée pouvait cependant entrainer un fort sentiment de repli sur soi.
Cette proximité des espaces de vie, destinée à économiser les temps de déplacement et à entrainer un fort sentiment d’appartenance à la collectivité, faisait que les un·es étaient sans arrêt sous le regard des autres et qu’une surveillance constante des activités de chacun était possible. D’ailleurs, l’aménagement intérieur des pavillons, afin de suppléer la mise en place d’une police interne, fut envisagé comme instrument de contrôle social. Mais alors qu’avec le Panoptique de Bentham, souvent évoqué par les détracteurs du Familistère, une tour, placée au centre d’un bâtiment circulaire, permet d’exercer un contrôle permanent sur les individus, la surveillance ici n’est pas soumise à une autorité administrative. Ce sont les sociétaires eux-mêmes qui s’en chargent. L’organisation de l’espace induit chez les individus le sentiment d’être visibles en permanence, et de pouvoir constamment surveiller ses voisin·es, grâce, en particulier, aux balcons circulaires qui servent d’observatoires. On voit bien sur cette image combien il est possible d’englober du regard de nombreuses personnes tout en étant soi-même vu·e.
Mais si cette photo d’une des cours vitrées du Familistère peut être interprétée comme celle d’un lieu idéal de confinement, cet espace clos a d’autres secrets à livrer.
Le haut de l’image nous montre une verrière inondée de lumière, qui éclaire à la fois la cour centrale, les balcons et les appartements. Cette luminosité – surprenante dans ce lieu fermé – incarne le souci incroyable, pour l’époque, d’hygiène et de confort pris en compte par Godin. De nombreux dispositifs furent, en effet, mis en œuvre de manière à faire circuler l’air, la lumière et l’eau partout et à tous les étages de l’édifice.
Conçu comme un lieu de circulation des éléments naturels, le Familistère privilégiait aussi la circulation des individus. Car que font ces personnes lorsqu’elles n’ont pas toutes le regard tourné vers quelqu’un qui les photographie ? Elles circulent sur les coursives, échangent ; les enfants courent et jouent. Les balcons intérieurs, inspirés des rues-galeries de Fourier, « communication couverte, chauffée et ventilée », sont des espaces de passage et de rencontre. Le Palais social est un lieu libre à la circulation de tous et toutes. Il n’y a pas de concierge. Les différents espaces publics sont accessibles en permanence ; seuls les appartements sont privés.
La photo a été prise un jour ordinaire. Lors des jours de fête et de cérémonie, la cour centrale se transformait en scène de spectacle et les balcons étaient envahis de spectateurs/rices. L’association du Familistère était conçue comme une expérimentation sociale qu’il convenait, régulièrement, de donner à voir dans le but à la fois de favoriser l’émulation des Familistérien·nes et d’en faire connaître les principes aux visiteurs/euses. La cour vitrée servait de théâtre à la mise en scène de l’émulation collective et accueillait ainsi de nombreuses fêtes ritualisées, comme autant d’expositions pour convaincre des bienfaits de la vie au Familistère, lieu ouvert dont l’expérimentation était en mouvement.
Nathalie Brémand
Nathalie Brémand est historienne, chercheuse associée au Centre d'Histoire du XIXe siècle (Paris 1-Sorbonne Université). Ses travaux portent sur les premiers socialistes – en particulier les fouriéristes – et l'ont amenée de nombreuses fois à étudier les débuts du Familistère de Guise. Elle vient de diriger l'ouvrage Bibliothèques en utopie : les socialistes et la lecture au XIXe siècle (Presses de l'ENSSIB, 2020) qui contient un texte sur la bibliothèque du Familistère.
Pour retrouver la notice historique de la photographie : https://www.familistere.com/fr/decouvrir/collections-ressources/les-collections/la-cour-de-laile-droite-du-palais-social