18 avril 2020

Récits du Familistère au temps du Coronavirus Un groupe d'ouvriers de la fonderie

L’épidémie de Coronavirus apparue en janvier 2020 provoque un état d’urgence mondialisé qui confine l’humanité, mais qui ne peut suspendre la pensée et le désir d’une société alternative dont chacun·e conçoit bien l’extrême nécessité. Nous rongeons notre frein, mais pas seulement. Beaucoup d’entre nous s’appliquent à réfléchir à l’état de défiance et s’emploient à le surmonter. Plusieurs fois par semaine de confinement, le Familistère invite une personnalité, géographe, historien·ne, artiste, architecte, sociologue, écrivain·e, entrepreneur/euse ou médecin, à proposer la lecture d’une image du Familistère dans le contexte de l’épidémie et de ses conséquences sociales et politiques. Aujourd'hui, Hugues Fontaine, photographe et écrivain.

IL EST LE SEUL À NE PAS REGARDER LE PHOTOGRAPHE...

Portrait collectif d'ouvriers de fonderie

Un groupe d'ouvriers de la fonderie de l'usine du Familistère de Guise. Photographie de Jongh Frères, 1899. Collection Familistère de Guise (inv. n° 1976-1-434).

Il est le seul à ne pas regarder le photographe. Monsieur de Jongh*, lorsqu’il s’était agi de placer les gars sur l’estrade de fortune devant la façade de brique, avait remarqué ce personnage singulier qui ne portait pas la casquette comme les autres. Quand l’agitation du placement avait cessé, il l’avait retrouvé au centre de la composition, les deux poings sur son velours côtelé, assis au milieu de la longue planche posée sur des chaises.

Cela fait onze ans que Monsieur Godin est mort. L’Association coopérative du capital et du travail va être honorée à Paris, au rez-de-chaussée du Palais des congrès et de l’économie sociale. Elle fera partie de la grande Exposition universelle du tournant du siècle. La Société du Familistère a donc commandé à l’atelier des frères de Jongh, photographes à Neuilly-sur-Seine, une campagne photographique pour donner à voir le Palais social et l’usine. Les prises de vue s’enchainent. Il y a 1 200 ouvriers et employés. On a prévu de photographier l’ensemble du personnel à l’entrée de l’usine ; ce ne sera pas une mince affaire. Pour l’heure, il faut se hâter : la lumière est parfaite sur la façade de l’atelier, largement éclairée même si elle ne reçoit pas directement les rayons du soleil. La Direction a prié Monsieur de Jongh, s’il le pouvait, de gêner le moins possible la production : « Le carnet de commandes, vous comprenez, Monsieur de Jongh… »

La mise au point de l’Association coopérative du capital et du travail ne s’est pas faite sans peine ; elle a demandé à son concepteur, Jean-Baptiste André Godin, plus de temps qu’il ne le pensait. Son application, qui s’est révélée d’ailleurs laborieuse, est pourtant nécessaire : l’expérience du Familistère n’en est que l’étude préparatoire, et l’association intégrale renferme la solution de presque toutes les difficultés de la société présente. C’est ce que croit fermement l’ouvrier serrurier devenu chef d’industrie, l’autodidacte qui entend mettre à l’épreuve ses lectures de Fourier. L’Association va lui survivre. Le « tas de briques », comme le nomment les gens de la ville, durera le temps qu’il durera ; ce qui compte, ce sont les solutions sociales.

« Prenez vos outils. Toi le mouleur, ta louche ; vous, les fouloirs et pilons à sable, les battes pour les moules. Pressez-vous. » Et tout ce monde de grimper lestement sur l’estrade. L’équipe a l’habitude d’accorder ses gestes quand la fonte coule, manœuvre hautement périlleuse. Dans cet agencement vertical ordonné par le photographe, l’atelier recompose maladroitement son unité. Des mains galonnent l’épaule d’un camarade ; des bras se croisent ; quelques-uns reproduisent comiquement un geste de travail. Ne sachant quoi en faire dans cette oisiveté de circonstance, d’autres mettent leur outil à l’épaule.

Détail d'un portrait collectif d'ouvriers de fonderie

Un groupe d'ouvriers de la fonderie de l'usine du Familistère de Guise. Photographie de Jongh Frères, 1899 (détail). Collection Familistère de Guise (inv. n° 1976-1-434).

La photographie est pleine de ces quarante-deux visages, de leurs regards fixés unanimement sur l’appareil et qui donc me regardent les regardant. C’est à la fois leur individualité et leur unanimité qui me touchent et mon regard se porte de l’un à l’autre, pour les regarder tous, séparément, ensemble, et finir sur celui qui regarde ailleurs, au-delà de cet instant présent. Qu’est-ce qui anime celui-là ? Est-ce le souvenir du fondateur ? Se rappelle-t-il la lutte que l’homme infatigable a menée jusqu’au bout pour graver les principes d’équité de la répartition des fruits du travail ? La nécessité de bâtir un monde solidaire sans quoi rien ne pourrait durer ? Sans pouvoir évidemment répondre à cette question, ce sont les hypothèses que j’aurais formulées hier. Aujourd’hui, je lis dans l’écart qu’ouvre l’informulé de cet autre regard l’injonction inouïe qui nous est faite de réinventer maintenant la société, de lui trouver de nouvelles solutions.

Hugues Fontaine

Hugues Fontaine est réalisateur, photographe, écrivain, éditeur et commissaire d’expositions. Il travaille en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique, en Éthiopie particulièrement ces dernières années. Il vient de publier coup sur coup un magnifique Rimbaud Photographe (Textuel, 2019) et un Ménélik. Une Abyssinie des photographes (1868-1916) (Amarna, 2020), traduit en anglais et en amharique. Hugues Fontaine a photographié le Familistère en 2002 et en 2010 et il est directeur artistique des éditions du Familistère.

* Victor-Édouard de Jongh (1859-1926), Léon François-Francis de Jongh (1861-1944) et Auguste Clément de Jongh (1863-1947) : installés à Neuilly-sur-Seine, d'abord au 15 rue de Longchamp, ils doivent s'agrandir et transfèrent leur atelier au 21 boulevard d'Inkermann en 1895. L'atelier photographique est connu pour des albums sur l'armée française et sur l'armée russe. Ils réalisent aussi de nombreuses photos de classes des lycées de Paris et province, ainsi que des groupes militaires, des entreprises industrielles ou des manufactures. Ils ont produit une iconographie très riche sur l’industrie française de l’époque : Nancy (Émile Gallé), Beaulieu-Mandeure (frères Peugeot), Reichshoffen (De Dietrich & Cie), Fraisans, Unieux, Pompey (Forges & Aciéries), Épinal, etc. Source : https://www.morvillars.fr/portrait/de-jongh-freres---photographes-des-ouvriers-des-forges.htm