8 avril 2020

Récits du Familistère au temps du Coronavirus L'horloge du belvédère

L’épidémie de Coronavirus apparue en janvier 2020 provoque un état d’urgence mondialisé qui confine l’humanité, mais qui ne peut suspendre la pensée et le désir d’une société alternative dont chacun·e conçoit bien l’extrême nécessité. Nous rongeons notre frein, mais pas seulement. Beaucoup d’entre nous s’appliquent à réfléchir à l’état de défiance et s’emploient à le surmonter. Plusieurs fois par semaine de confinement, le Familistère invite une personnalité, géographe, historien·ne, artiste, architecte, sociologue, écrivain·e, entrepreneur/euse ou médecin, à proposer la lecture d’une image du Familistère dans le contexte de l’épidémie et de ses conséquences sociales et politiques. Aujourd'hui, le sociologue Michel Lallement.

 

DANS L’HEXAGONE, LE TEMPS S’EST SOUDAINEMENT FIGÉ UN JOUR DE MARS 2020.
À MIDI PILE, TOUT S’EST ARRÊTÉ...

Vue de l'envers du cadran de l'horloge du Familistère

L'horloge du belvédère du pavillon central du Familistère de Guise. Photographie Hugues Fontaine, 2002.

Dans l’Hexagone, le temps s’est soudainement figé un jour de mars 2020. À midi pile, tout s’est arrêté. À l’instar de l’horloge du Familistère privée d’aiguilles, nous voici, projeté·es hors de l’histoire, condamné·es à l’immobilité : ne plus bouger pour continuer à exister, ne plus interagir pour ne pas périr. Depuis, le temps s’étire à n’en plus finir. Les rues sont vides, les écoles fermées, les usines désertées.

Tout s’est arrêté… ou presque. Ce « presque », on ne le criera jamais assez fort, n’est pas rien. Il est même tout. À la différence des autres, le temps des soignant·es, des caissières, des enseignant·es, des éboueurs… s’est brusquement emballé. Ce temps, celui de l’urgence et de l’attention de chaque instant, s’est accéléré au point de mener jusqu’aux confins des possibles, du dévouement, de l’épuisement.

Paradoxe de la crise donc : nous avons dû apprendre à ralentir et à accélérer tout en même temps. Mais au prix du sacrifice de celles et de ceux que, hier encore, les sommets de l’État regardaient comme des gens de rien, ou de si peu. Les crises, dit-on, sont des moments de vérité. Plus que d’autres, celle-ci aura permis de déchirer le voile des hypocrisies dominantes.

Avec la pandémie, le temps s’est aussi inversé. Parce que nos projets sont désormais à l’arrêt, la flèche de notre vie s’est détournée de l’avant. Pour beaucoup d’entre nous, l’avenir le plus désirable a la saveur du passé, un passé proche et pourtant déjà lointain. Notre futur – comment s’en étonner ? – transpire d’interrogations nostalgiques : à quand la vie réparée ? à quand la liberté recouvrée ? à quand la chaleur des amitiés retrouvées ? à quand l’espoir à nouveau configuré ?

Dans la pénombre du belvédère du Familistère, le photographe a saisi l’envers d’un temps qui était ordinairement le nôtre. Voici l’horloge en sens arrière. Et nous voilà, toutes et tous, privé·es de nos repères habituels. Il faudra beaucoup de temps pour remettre le temps à l’endroit. Ce sont nos modes de vie et nos façons d’être ensemble que, plus généralement, il va falloir reconstruire. Parce que l’amnésie serait le pire des poisons et le retour au même la pire des condamnations, puisse notre mémoire collective demeurer suffisamment vive dans les jours, les mois et les années à venir pour nous aider à façonner autrement un monde, notre monde, qui sans crier gare s’est subitement dérobé sous nos pieds.

Michel Lallement

Michel Lallement est professeur titulaire de la chaire d’Analyse sociologique du travail, de l’emploi et des organisations du Conservatoire national des arts et métiers depuis 2000. Il est membre du Lise-CNRS (Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique). Il enseigne la sociologie du travail et de l’emploi, la sociologie de l’action collective et la sociologie générale. Particulièrement intéressé par les comparaisons internationales, il travaille actuellement sur les utopies concrètes du travail en France et aux États-Unis. Parmi ses publications récentes, on citera : Un désir d'égalité. Vivre et travailler dans des communautés utopiques (Paris, Seuil, 2019), Logique de classe. Edmond Goblot, la bourgeoisie et la distinction sociale (Paris, Les Belles Lettres, 2015), L'âge du faire. Hacking, travail, anarchie (Paris, Le Seuil, 2015), Tensions majeures. Max Weber, l’économie, l’érotisme (Paris, Gallimard, NRF Essais, 2013, Le travail de l’utopie. Godin et le familistère de Guise (Paris, Les Belles Lettres, coll. L’histoire de profil, 2009). Michel Lallement a également contribué à L’album du Familistère en 2017.