10 avril 2020

Récits du Familistère au temps du Coronavirus Des enfants sur la scène du théâtre

L’épidémie de Coronavirus apparue en janvier 2020 provoque un état d’urgence mondialisé qui confine l’humanité, mais qui ne peut suspendre la pensée et le désir d’une société alternative dont chacun·e conçoit bien l’extrême nécessité. Nous rongeons notre frein, mais pas seulement. Beaucoup d’entre nous s’appliquent à réfléchir à l’état de défiance et s’emploient à le surmonter. Plusieurs fois par semaine de confinement, le Familistère invite une personnalité, géographe, historien·ne, artiste, architecte, sociologue, écrivain·e, entrepreneur/euse ou médecin, à proposer la lecture d’une image du Familistère dans le contexte de l’épidémie et de ses conséquences sociales et politiques. Aujourd'hui, Martine Lecoq, journaliste, théologienne et historienne.

 LE THÉÂTRE EST LA VIE DU CORPS, ET C’EST JUSTEMENT CE QUI EN FAIT UN TEMPLE.

Portrait collectif d'enfants costumés sur la scène du théâtre

Enfants costumés sur la scène du théâtre du Familistère à l'occasion de la fête de l'Enfance en septembre 1899. Photographie anonyme, 1899. Collection Familistère de Guise (inv. n° 1976-1-160-2).

Le site du Familistère de Guise est un lieu qui fascine lorsqu’on y pénètre pour la première fois, car rien ne lui est comparable. Et il suscite le désir d’y revenir. Je me souviens particulièrement du théâtre, si simple et élégant. Il ne faut pas oublier que l’industriel Godin, dans son projet philanthropique, avait l’ambition d’inaugurer un Versailles du peuple. Aussi ce théâtre, imité de ceux dits « à l’italienne » mais sans le velours et les ors, devait-il trouver sa place dans la conception de l’ensemble. Et à l’inverse du vrai Versailles, l’art et la culture devaient y rayonner pour tous, en ne se contentant pas de divertir une élite.

La photo immortalise une « fête de l’enfance », en 1899. Elle regroupe les enfants de l’école du Familistère, mixte avant l’heure et d’inspiration fouriériste. Je ne sais trop ce qu’ils jouaient ou récitaient alors, mais on peut imaginer que, derrière la forêt artificielle qui les encadre et le déguisement féérique, il ne s’agissait ni d’une bergerie fade, ni d’un plaisir sans importance. Même le plaisir, et surtout lui, est important.

Dans la période d’éclipse où nous vivons, suite au marteau piqueur d’un virus qu’on veut absolument nous présenter (ego occidental oblige) comme la crise du siècle, il y a quelque chose d’émouvant et profond à contempler une image de cette sorte. Quelque chose d’héroïque.

Je pense à tous les projets culturels perdus en ce printemps, mais aussi, à contrepied, aux immenses ressources de la nature humaine acculée à faire de la culture « autrement ». Car on ne renonce pas si facilement à être heureux et à rendre heureux. Ariane Mnouchkine, directrice du Théâtre du Soleil à Vincennes, disait superbement : « Il faut penser courageusement pour agir intelligemment. » À la base des grandes initiatives du monde, il y a d’abord l’intrépidité du courage. Il est si aisé de céder à la peur, dès qu’on l’éprouve. Mais elle est inopérante car elle ne voit que son propre profit. Godin tablait, lui, sur la fraternité née du désintéressement.

Un rassemblement des âges, des sexes, des motivations, c’est beau, comme en témoigne cette photo anniversaire. On y sent la cohésion et l’unité nécessaires à la pluralité des différences. Ce sont des dizaines de têtes qui n’essaient pas de n’en faire qu’une seule. Aujourd’hui que la distanciation est obligatoire et souvent, pour beaucoup, la séparation, le théâtre continue de nous désigner la voie royale et salutaire du corps. Si l’esprit, et on pourrait lui ajouter une majuscule, est sacré, ce n’est pas sur le mode virtuel. C’est à l’intérieur d’un corps qui se meut librement. Le théâtre est la vie du corps, et c’est justement ce qui en fait un temple.  

Martine Lecoq

Martine Lecoq est journaliste de presse écrite pour l’art et la culture dans les médias protestants, notamment à l’hebdomadaire d’actualité Réforme. Théologienne, elle a fait paraitre deux livres de méditations aux éditions Théolib. Passionnée de longue date par la Révolution française et ses enjeux contemporains, elle a écrit puis édité en 2016 une biographie de Danton (préface Mona Ozouf, éditions Van Dieren). Elle prépare aujourd’hui la sortie d’un nouveau livre : Lettres sur la Révolution française (préface Najat Vallaud-Belkacem)