14 mai 2020

Récits du Familistère au temps du Coronavirus post-scriptum #2

L’épidémie de Coronavirus apparue en janvier 2020 provoque un état d’urgence mondialisé qui confine l’humanité, mais qui ne peut suspendre la pensée et le désir d’une société alternative dont chacun·e conçoit bien l’extrême nécessité. Nous rongeons notre frein, mais pas seulement. Beaucoup d’entre nous s’appliquent à réfléchir à l’état de défiance et s’emploient à le surmonter. Plusieurs fois par semaine de confinement, le Familistère a invité une personnalité, géographe, historien·ne, artiste, architecte, sociologue, écrivain·e, à proposer la lecture d’une image du Familistère dans le contexte de l’épidémie et de ses conséquences sociales et politiques. À partir du 11 mai 2020, quelques postscriptums vont s’ajouter à ces quinze récits. Aujourd’hui, celui d’Annick Charlot, chorégraphe.

DANS CETTE IMAGE FIXE, C’EST DE MOUVEMENTS QUE JE RÊVE…

Vue en plongée d'un attroupement autour de musiciens sur la place du Familistère

Concert de la société philharmonique du Familistère sur la place du Palais social. Photographie anonyme, septembre 1881. Collection Familistère de Guise (inv. n° 1976-1-154).

Midi, ce lundi 11 mars, jour de levée de réclusion sanitaire, 55 jours après cet autre midi, celui d’une désertion ; je suis saisie par une photographie non pas d’un autre temps, non, d’un autre monde. Car dans cette image historique d’une scène de vie quotidienne, si simple, suspendue par la chambre photographique, je vois les nôtres, souvenirs récents de rassemblements artistiques, soudain cruellement épinglés comme autant de papillons rares dans nos albums confinés. Et dans cette image fixe, c’est de mouvements que je rêve. Ici, des citoyen·nes libres s’approchent joyeusement, en quelques minutes, les un·es des autres. Puis, saut dans le temps et mouvement en reverse. Des citoyen·es, arraché·es en quelques heures à l’espace public se séparent à reculons, à leurs corps défendant. Plus tard encore, des corps désarmés par l’idéologie de la peur, tentent de revenir de la docilité, de se défendre du cauchemar de la désaffectation, en pensant vite, en courant, en criant s’il le faut. Il est urgent de ré-inventer cela…

À midi ce jour-là, midi pile, lorsque les deux aiguilles de l’horloge du belvédère se réunissent et que s’estompe le son du dernier carillon, les premières notes de la Polka pour premier cornet, elles, s’élancent dans l’espace public de la place du Familistère de Guise. Là, à l’angle du pavillon central et de l’aile droite, c’est toujours à cet endroit que l’on s’installe, pour une meilleure résonance du son. Là, comme lors de chacun des rendez-vous attendus de l’Harmonie du Familistère, la vibration s’élève entre les murs, affleure au-dessus des têtes, circule entre les corps dans l’aléa de leur rapprochement mouvant. Là, comme à chaque fois, à midi pile, un frisson de plaisir parcourt l’assemblée. Le « proche en proche » est devenu « commun ».

– Banale émotion collective ? se demande Eugénie depuis le premier étage de sa fenêtre, d’où elle a observé le ballet ordinaire de cette scène quotidienne d’un dimanche matin de 1881. Elle a vu.

Elle les a vu, attiré·es par le rituel heureux, s’égrener hors de leurs appartements et arpenter les coursives pour arriver là, se saluer en s’y croisant, sur… 130 cm de large. Deux corps qui se croisent dans 130 cm d’espace, se regardent forcément, entendent leur langage silencieux, ce qu’ils ressentent, ce à quoi ils consentent : évitement ou frôlement ? Regard en face à face ou de trois-quarts ? Contact à bout de doigts ou à bras le corps ? ... Les corps des habitants du Familistère qui ont appris la confiance de l’espace sont savants. Les corps obligés à tenir leurs distances, désapprennent, ne savent pas ou ne veulent pas savoir. – Ce que l’espace fait au corps…, s’étonne Eugénie, ce que les lieux font aux liens !

Car elle les a vu ensuite arriver sur la place en un désordre calme et ronronnant, harmonisé en temps réel selon les degrés infinis des relations humaines. Et elle a vu, comme à chaque fois, ce mouvement libre et flottant des corps agrégés au hasard de leurs attractions accomplir la même chorégraphie finale : des cercles concentriques qui dessinent exactement ce qu’il faut de rapprochement physique pour qu’advienne du commun.

Cela marche ! Au centre ; l’espace vide, celui qui n’est la propriété de personne et appartient à tout le monde. Il invite au collectif sans engloutir l’intime. Autour, les musiciens vers lesquels tout converge. Tout proche d’eux, les plus audacieuses, les plus curieux qui se touchent presque pour en être plus encore. Juste derrière, celles et ceux qui aiment l’ensemble et transmettre aux gens de derrière, qui… plus loin, appuyés au mur, pour la paix du recul ou la crainte du vide, profitent d’un dossier de brique et d’un espace fini. – Joli dialogue entre le déjà là du lieu et l’instant présent, murmure encore Eugénie, menton sur ses mains croisées, sur le rebord de fenêtre.

Mais le moment qu’elle préfère, ce qu’elle adore plus que tout, c’est l’instant d’avant cette image ; ce qui se passe quand ça va commencer. Une joie indicible se cristallise dans la suspension de ce moment-là. Comme un signal, on l’attend. Les quatre temps de la levée qui précède les premières notes, nous appellent depuis l’imaginaire, depuis la beauté, depuis le lâcher-prise du banal et matérialiste quotidien : – Approchez, approchez-vous. Plus près encore... Voilà, là, c’est la distance pour la beauté ! Alors, en un mouvement collectif presque invisible de détente, comme une respiration, on s’approche, on se livre à la rencontre. On se reconnait, humain·es. L’expérience sociale esthétique ouvre le passage vers l’intime universel. Le franchir ensemble répare notre humanité, nous préserve de la barbarie.

Vue en plongée d'un attroupement autour de musiciens sur la place du Familistère

Concert de la société philharminique du Familistère sur la place du Palais social. Photographie anonyme, septempmbre 1881 (détail). Collection Familistère de Guise (inv. n° 1976-1-154).

– Et si cela s’arrêtait un jour ? se demande Eugénie, et si cela devait était prohibé ? Mais non… elle ne peut l’imaginer. Elle se dit juste qu’elle aurait bien aimé filmer tout cela, ce mouvement, ce théâtre naturel des femmes et des hommes, mémoriser cette émotion créatrice que l’appareil photographique ne peut saisir. Qu’un jour elle filmerait, ou alors peut-être qu’elle chorégraphierait cela sur une place, une ville. Elle appellerait cela LIEU d’ÊTRE.

En bas, une fillette court autour de son père. C’est vrai, c’est la fête ces dimanches matin et leur musique qui délivre de l’ordinaire des jours ! Au hasard de son agitation, accrochée à la main qui la retient dans un dos large, elle tourne le regard vers la fenêtre et voit l’étrange échassier à gros œil planté à côté d’Eugénie. Eugénie, elle, ne regarde pas l’enfant. Soudain grave et concentrée sur l’image d’ensemble et ce qu’elle contient d’irréductible signification d’une société libre et démocratique, Eugénie déclenche l’obturateur.
Septembre 1881. Hier. Urgence.

Annick Charlot

Annick Charlot est chorégraphe, directrice artistique de la Compagnie Acte, installée à Lyon. Depuis une quinzaine d’années, ses créations sont destinées à l’espace public. En 2010, elle crée pour la Biennale de danse de Lyon LIEU d’ÊTRE, manifeste pour l’utopie d’habiter, qui s’inspire notamment de l’exemple du Familistère de Guise. Le 13 juillet 2013, elle joue ce manifeste pour l’ouverture de la place du Familistère, avec quatre danseurs professionnels et quatre-vingt complices amateurs. Un film est réalisé à cette occasion par Charlène Favier et David Ravel, LIEU d’ÊTRE au Familistère à voir ici.

 

Consulter ici la notice historique de la photographie.