21 avril 2020

Récits du Familistère au temps du Coronavirus À l'école du Familistère

L’épidémie de Coronavirus apparue en janvier 2020 provoque un état d’urgence mondialisé qui confine l’humanité, mais qui ne peut suspendre la pensée et le désir d’une société alternative dont chacun·e conçoit bien l’extrême nécessité. Nous rongeons notre frein, mais pas seulement. Beaucoup d’entre nous s’appliquent à réfléchir à l’état de défiance et s’emploient à le surmonter. Plusieurs fois par semaine de confinement, le Familistère invite une personnalité, géographe, historien·ne, artiste, architecte, sociologue, écrivain·e, entrepreneur/euse ou médecin, à proposer la lecture d’une image du Familistère dans le contexte de l’épidémie et de ses conséquences sociales et politiques. Aujourd'hui, Annik Osmont, socio-anthropologue.

PLACE À CEUX QUI DISENT : L’AUTRE EST NOUS-MÊMES...

Vue intérieure d'une classe d'école du Familistère

Une classe maternelle des écoles du Familistère. Photographie anonyme, vers 1900. Collection Familistère de Guise (inv. n° 2016-7-1.53).

Toutes les pandémies ont suscité la peur, une peur panique. L’épisode que nous vivons n’échappe pas à la règle. Notre faculté de jugement s’effrite ; enfermés par l’obligation du confinement, nous perdons les repères de notre rationalité commune, nos nuits sont peuplées de cauchemars et nos journées sont un désert de solitude, si nous vivons seul, ou exaspérantes, en famille. Et, pire que tout, la défiance, l’intolérance s’installent. L’autre est malfaisant par nature, il devient donc la cible de violences. Et c’est une insupportable solitude qui s’installe. Le confinement devient prison.

Alors, que nous apprend la photo de ces petits enfants, garçons et filles mélangés, ce qui était nouveau à l’époque ? Ensemble, ils apprennent, pas seulement l’arithmétique, mais aussi les valeurs qui ont construit le Familistère et les Familistériens. Ces petit·es me plaisent, car elles et ils sont en train d’apprendre la civilité, dans la découverte de l’Autre. Elles et ils approfondiront l’apprentissage des connaissances, qui accompagnera la construction de leur liberté dans le respect de l’autre. C’était rare à l’époque, et Marie Moret, la seconde épouse de Jean-Baptiste André Godin, a fort bien construit l’environnement culturel des enfants, garçons et filles. Et ce qu’elle fit dans le domaine de l’éducation était en harmonie avec le projet de Godin : bienveillance, tolérance, l’Autre est responsable, donc respectable, la solidarité est l’un des principaux piliers de la société inventée par le Familistère.

À cela, ajoutons une remarque importante, et cela doit être souligné : les enfants de la photo apprennent à construire leur liberté solidaire et bienveillante. Selon le précepte lancé par le professeur Jankélévitch à ses étudiants dans les années 1950 : « La liberté est une géniale improvisation ». C’est cela, l’utopie du Familistère, construite hors des doctrines, hors des idéologies. Les petits enfants de la photo auront appris tout cela dans ce cadre inédit.

Les descendants de ces petits font à coup sûr partie de ceux qui ont une toute autre posture, face à la peur, que ceux évoqués au début de cette réflexion et qui deviennent, heureusement, minoritaires. Place à ceux qui disent : l’Autre est nous-mêmes ; c’est un être responsable, donc respectable ; attaqué ou pas par le virus, il est l’objet de notre confiance, de notre solidarité, de notre fraternité. Point n’est besoin de connaître tous les mots de cette posture qui s’invente face à la peur. Ceux qui empruntent cette voie construisent un nouveau vivre ensemble. Il y a la cohorte de ceux, fort nombreux, qui inventent la solidarité en actes quotidiens. L’amour envers ceux qui nous protègent se manifeste tous les soirs à 20 h 00. D’innombrables conversations téléphoniques, des vidéos racontent le confinement entre les membres des familles aux membres éparpillés. C’est le « face to face » par la parole, l’amour de l’autre construit autrement, dans une liberté géniale, parce qu’improvisée. Elle nous rend heureux d’une façon inopinée.

Tout cela est-il de l’ordre de l’utopie ? Oui sans doute. L’élan qui se manifeste existera-t-il dans une société débarrassée de la peur ? Il est très souhaitable que le Monde d’Après en tienne compte. Et l’explique aux enfants.

 

Annik Osmont

 

Annik Osmont est socio-anthropologue. Elle a enseigné à l'Institut d'urbanisme de Université de Paris VIII et s’est intéressée notamment aux questions urbaines dans les pays du Sud. Elle a publié La Banque mondiale et les villes, du développement à l'ajustement (Khartala, 1995) et elle a dirigé les publications de Villes et citadins dans la mondialisation (Khartala, 2003) avec Charles Goldblum, et de Gouverner les villes du Sud (Ministère des Affaires étrangères, 2004) avec Isabel Diaz et Charles Goldblum. Intéressée aussi par les utopies, elle a rédigé en 1989 un article sur le sujet : « L’exportation des modèles utopiques au 19ème siècle : la foi expérimentale des disciples », dans Annales de la recherche urbaine, n° 42, mars-avril 1989.