2 mai 2020

Récits du Familistère au temps du Coronavirus Le ficus dans l'aile gauche

L’épidémie de Coronavirus apparue en janvier 2020 provoque un état d’urgence mondialisé qui confine l’humanité, mais qui ne peut suspendre la pensée et le désir d’une société alternative dont chacun·e conçoit bien l’extrême nécessité. Nous rongeons notre frein, mais pas seulement. Beaucoup d’entre nous s’appliquent à réfléchir à l’état de défiance et s’emploient à le surmonter. Plusieurs fois par semaine de confinement, le Familistère invite une personnalité, géographe, historien·ne, artiste, architecte, sociologue, écrivain·e, entrepreneur/euse ou médecin, à proposer la lecture d’une image du Familistère dans le contexte de l’épidémie et de ses conséquences sociales et politiques. Aujourd'hui, Cathy Ytak, écrivaine.

JE VOULAIS JUSTE TE SALUER, TE RAPPELER COMBIEN TU COMPTAIS POUR MOI…

Vue d'un ficus desséché dans un appartement

Dans un appartement de l'aile gauche du Palais social. Photographie Gaël Clariana, 2014.

J’ai reçu ce matin la lettre où tu m’écris
De prendre soin de moi et je t’en remercie
Que tu vas me reviendre et tout ça et qu’on s’aime
"Et arrose les fleurs une fois par semaine"
Allain Leprest

 

Ma chère mamie,

J’ai forcé les barrages et les interdictions de circuler pour venir te voir, et j’ai trouvé ton appartement dans un état de désolation indescriptible. Que s’est-il passé ?

Je voulais juste te saluer, te rappeler combien tu comptais pour moi…
Toi qui disais qu’en vieillissant on ne comptait plus pour personne !
Au fond, c’est terrifiant, mais tu avais raison. Aujourd’hui, on ne compte pas, on ne compte plus les vieux et les vieilles qui meurent du Covid en Ehpad, loin des leurs.

Toi qui aimais tant raconter comment, au Familistère, Godin avait pris soin de ses aînés, leur réservant en priorité les appartements de plain-pied !

Tu es donc partie sans prévenir quiconque, ça ne fait aucun doute, et dans une certaine urgence… Quand on déménage, si l’on ne peut pas tout emporter, on offre au moins ses plantes aux voisins. Et en cas d’absence de courte durée, tu aurais forcément trouvé, au Familistère plus que nulle part ailleurs, quelqu’un pour les arroser avec soin.

Tu as tout de même pris la peine de placer les pots devant la fenêtre. C’est donc que tu pensais, au fond de toi, que ce départ n’aurait rien de définitif même s’il était précipité.

Mais tu n’es pas revenue.
Pardon mamie, je préfère imaginer que tu m’as joué un de ces tours malicieux dont tu avais le secret : tu es partie te confiner dans un endroit caché du Familistère, peut-être du côté de la rivière, pour préparer le prochain 1er mai à l’abri des regards, avec ses moissons de rires et de chants : des rubans de joie pour l’année.

Mais je me souviens… Lorsque tu as cessé de marcher, lorsque tes jambes n’ont plus trouvé la force de te porter… Tu avais installé ton fauteuil près de la fenêtre. Et lorsque je m’inquiétais pour toi, tu me disais en souriant : Écoute… Plus nos libertés de bouger se réduisent, plus notre liberté intérieure grandit. Elle vole toujours plus haut, plus loin, comme un oiseau dans le ciel. Et tu ajoutais : La beauté est tout ce qu’il nous restera comme espérance possible, ce sera notre Utopie.

Tu avais raison, mamie. La lumière qui entre aujourd’hui par la fenêtre de ton appartement est une promesse de vie nouvelle. Même si je crois désormais que, sans toi, la beauté ne tient plus qu’à une feuille.

Cathy Ytak
33e jour de confinement, avril 2020.

Cathy Ytak écrit des romans en prise directe avec le monde, pour les enfants et les adolescents, depuis plus de vingt ans. Dans Les vraies richesses (Éditions Talents Hauts, collection « Livres et égaux »), elle met en scène un jeune garçon dont la vie va radicalement changer lorsqu'il découvre le Familistère de Guise, à la veille de la guerre de 14-18.