6 mai 2020

Récits du Familistère au temps du Coronavirus Dans le comble de l'aile gauche

L’épidémie de Coronavirus apparue en janvier 2020 provoque un état d’urgence mondialisé qui confine l’humanité, mais qui ne peut suspendre la pensée et le désir d’une société alternative dont chacun·e conçoit bien l’extrême nécessité. Nous rongeons notre frein, mais pas seulement. Beaucoup d’entre nous s’appliquent à réfléchir à l’état de défiance et s’emploient à le surmonter. Plusieurs fois par semaine de confinement, le Familistère invite une personnalité, géographe, historien·ne, artiste, architecte, sociologue, écrivain·e, entrepreneur/euse ou médecin, à proposer la lecture d’une image du Familistère dans le contexte de l’épidémie et de ses conséquences sociales et politiques. Aujourd'hui, Sandrine Boulon, traductrice et écrivaine.

CETTE PORTE DEVIENT PASSAGE, ELLE EST CELLE QUI OUVRE TOUTES LES PORTES…

Dans le comble de l'aile gauche du Palais social. Photographie Hugues Fontaine, 2002.

Nouvelles du comble, ou le grenier des âmes

À cet instant votre corps s’est défait des peaux de la superstition, votre esprit a chassé au loin les scansions des mises en garde que vous avez vu s’effilocher au front des mûriers, vos pupilles se sont allégées du poids de la terreur, et si votre ouïe reste aux aguets, elle n’en oublie pas moins de se laisser happer par la caresse quasi imperceptible du frémissement de l’air en ses arches intérieures. À l’eau de la rivière, vous vous êtes lavés de toute peur.
Tout le jour, vous avez marché, arpenté, paisiblement, sans le moindre tremblement, d’un souffle long et profond, le vaste territoire du jardin et des bois où se mêlèrent à la végétation les veines bleuies de votre vie, les scintillements cinglants de vos souvenirs. Vous avez marché, comme jamais auparavant, la main souple et sûre, le cœur gorgé d’un sang neuf, votre être tout entier tendu vers cette porte qui maintenant vous fait face. Peu importe ce qu’elle tient derrière ses gonds, cette porte devient passage, elle est celle qui ouvre toutes les portes. Le temps que je me retourne et vous aurez disparu, soustrait à ma vue, à peine percevrai-je, sous le soupir du battant, le froissement d’un drapé qui tient encore en ses plis l’odeur lointaine d’un été, la chaleur éblouissante d’une terre d’ocre, l’ombre frémissante d’un flambeau.

Quel songe est-ce là ? En vous je vis une et toutes les figures, tourner la roue des siècles. Fers et ferrures, trousseaux et loquets brûlés au sel de la sueur. Voix étouffées, emmurées, sous la ligne de vos doigts, sous la voûte de vos palais – patientes et clandestines heures – dentales et gutturales se mirent à claquer, cordes à vibrer, chuintantes et sifflantes à susurrer, chants et plaidoyers à enfler dans les gorges de l’obscurité avant de remonter les voies souterraines des décombres et de percer, au jour premier. Poison et remède irriguent d’un même flux, d’un même flot. Derrière le rideau aveuglant des fumées, je vis vos corps saisis par la déflagration – livrées à la lame des échafauds, je vis vos âmes passer au souffle de la postérité.

Au dehors, le matin rayonne déjà, battu par le vol sec, bref et lourd de quelques ailes dont les ombres drapent fugacement les pavés. La nuit m’aurait-elle égarée ? Au sortir de ses tumultes, au nu silence qui lui succède, je viens à vous, vieilles âmes. Puisque les cris semblent porter trop haut pour être entendus, peut-être en sera t’il autrement des murmures. Mes paumes prennent le pouls de vos murs, ma cage thoracique s’ouvre à la respiration de votre charpente. Aux heures d’un soliloque où vacillent, main dans la main, pensée et langage, l’illusion de vos présences m’offre, par intermittences, l’adresse de mes questions, la chaleur de vos foyers, l’écho de vos voix, l’acuité de vos pages. Mes yeux clos rivés au socle que vos pas ont foulé, je laisse mes pieds glisser, palper, capter à tâtons les prémices qui ont guidé les fondations de vos ouvrages, laissant courir le long de mon épine dorsale l’infime vibration des lignes de faille qui veinent toute chose. Mon corps prend les mesures de votre architecture, se fond aux perspectives de ses coursives, se laisse traverser des reflets de ses verrières, se love au berceau de la loi irréductible de la vie qui infuse ici toute chose, s’arc-boute de toute sa vigueur au creuset de la liberté dont les degrés se gravissent en même temps que ceux de la conscience – allégé, aéré, désentravé, le corps se forge, dans le déploiement de ses pas comme de ses gestes, de nouveaux traits de caractère.
S’il neigeait à l’instant, la neige serait sans encore être nommée. À peine chercherait-on à s’en saisir, qu’elle s’évanouirait. Tout du moins déjà en éprouver la sensation, le sentiment et il faudrait encore en éprouver toute l’épaisseur, qui ne connaît pas de fond, en parcourir tous les rhizomes qui relient le tangible et l’intangible, pour que, l’espace d’un instant, s’entraperçoive, entre deux battements de cils, la chute de son grain, corps insaisissable, en perpétuel mouvement, qui est tout autant celui des pierres que l’architecte connaît bien.

Dans le comble de l'aile gauche du Palais social. Photographie Hugues Fontaine, 2002.

Il fut un temps où je parcourais les artères, comme les ailes du pavillon central, suspendue aux passerelles du temps et de la presqu’île. Je vous connaissais alors déjà. Combien de temps encore me tiendrai-je avec vous aux parois du comble dont j’ai fini par faire ma chambre ? Par les conduits des cheminées, montent tout ensemble les réminiscences des jours de célébration, les envolées et ponctuations d’une craie sur un tableau d’ardoise, le crissement des plumes sur la page traçant lignes et plans, le crépitement d’un feu, le chuchotement d’une confidence. Contre vents et marées, une association nouvelle prend corps et écriture, où s’éprouvent répartition et richesses nouvelles. Boîtes et pédales à couture s’activent avant l’heure, sans attendre la promesse des lendemains – blouses et cahiers se cousent d’un même fil.

Quels témoins serions-nous, vieilles âmes, les unes pour les autres ? Au fil des heures, qui est celui d’un siècle, les portiques de lumière que le zénith a, un temps, tenu à la verticale du jour, poursuivent leur lent glissement. Et sous les éclairs de l’orage dont les eaux drues noient maintenant les vasistas, la boîte à images a furieusement accéléré la course de sa pellicule qui, se déployant sous le faisceau d’un projectionniste invisible, s’imprime sur les cavités d’une boîte crânienne. Me serais-je assoupie ? Grisée par la fougue d’un cheval fouetté au sang, lancé à bride abattue vers un oasis flottant sur les vestiges de cimetières, s’est-elle emballée sous la montée en puissance de locomotives chargées des sucs de la Terre, déchirant de leurs sifflements les plaines encore vierges des prochains corons, des prochains terrils ? Dans la tempête, la lampe du pont oscille. Au goulot des forages, des mers intérieures ne font qu’une gorgée. Invitées à la table de Cronos, les cités ne font plus qu’une bouchée de leur lot quotidien d’âmes, reléguant aux archipels leurs renégats. Au paroxysme, le ciel, chargé d’équations infernales, annonce un nouveau déluge. Croirions-nous tout cela derrière nous ? Quel est donc cet appétit, vaine course contre la mort, qui donne visage à la désolation ? Sont-ce là hallucinations ? En quel élixir s’est donc dissous le sens de la mesure ?

Quand pointe le déclin du jour, l’esprit électrisé est saturé du martèlement des unes criées, relayées, placardées à tour de bras et qui font les actualités. Vous aurez beau vous dire que rien de tout cela n’est vrai, les tentes des stratèges seront déjà montées, les cartes déployées, les armures parées. Tout ne sera-t-il jamais résumé qu’à l’esprit de combat ? Par quel retournement de volonté participer à l’effort de guerre en priant la bonne fortune d’annoncer la fin des hostilités ? Et quand, au milieu d’un champ de bataille, s’esquissent les visages désintéressés de l’humanité, qu’avons-nous donc encore à les renvoyer aux temps héroïques, étouffant leurs actes d’un geste de couronnement ? Je ne puis plus penser à la justice d’Athéna qu’acquise à la loi de Zeus, jaillie tout armée de sa tête par les voies miraculeuses de quelques prêtres qui inversèrent là le cours des choses. Il coulera encore bien d’autres vers qui claquemurèrent les inspiratrices dans la prison dorée des muses. Bien sombre flatterie quand elle vient ainsi à l’esprit. Et si l’on ne peut encore se passer de mythes, que ne s’en forgerait-il de nouveaux ? S’approcher, s’éloigner du vaste tableau que peint la tombée du jour. À y regarder de loin, on pourrait croire que l’homme continue de courir après une liberté dont, au fond, il ne voudrait pas, prêtant à ses démocraties les costumes mal taillés de princes continuant de s’adresser à leurs sujets. À y regarder de près, on se perd dans un tapis de lois dans lequel on finit par se prendre les pieds et dans la trame duquel, mine de rien, d’amendements en alinéas, émergent des brigades, de celles qui un jour viennent frapper à votre porte au nom de votre bien et de celui de l’humanité. Les yeux s’embrument, la gorge se noue. Où est l’usurpation ? Y en a-t-il seulement une ?

En sera-t-il toujours ainsi qu’aussitôt que s’ouvre une brèche dans l’ordre barbare et somnambule, voici que ce nouveau réel échappe, ciselé par les rayons de la lanterne magique d’un théâtre d’ombres déployant sa palette de plumes et de masques en soleils trompeurs ? La vérité ne saurait se jouer sur une scène unique. Que manque-t-il donc encore au cœur ? Ne vous verrai-je plus, amis, qu’à contre-jour ? Ne m’entretiendrai-je plus avec vous qu’au parloir de l’outre-temps ? S’il ne restait plus en ce bas monde que chimères, autant choisir celle qui me fera, tout du moins, un semblant de raison garder, car il s’agit bien, un jour, d’être prêt.

Cependant qu’une porte s’ouvre et se referme, des mains tiennent serrées, d’une vie à une autre, un fil ténu, n’oubliant pas le cœur battant qui les fait, au soir, danser. Je viens à vous vieilles âmes, comme je viens à moi, à la recherche des points de rupture, d’un ordre des choses qui voudrait bien s’accorder au jaillissement continu de la vie, dont l’écart et l’imprévisible font les sources les plus vives. M’endormant ce soir sous la lucarne teintant au son de la pluie, je laisse filtrer en moi, tant que coulent les torrents, ces lignes de vous, Galilée, dont les invisibles et insaisissables ramifications œuvrent silencieusement au renversement des constellations intérieures : Les noms et les attributs doivent s’accommoder à l’essence des choses et non l’essence aux noms ; car d’abord furent les choses et ensuite les noms.

Sandrine Boulon

En parallèle de ses engagements passés et présents de traductrice, de documentaliste et de relectrice d’édition, Sandrine Boulon mène, par l’écriture, la photographie et l’estampe (notamment au travers d’une série de lithographies intitulée Les Forêts), une lente et persistante exploration de topographies qui l’émerveillent tout autant qu’elles l’interrogent. Elle a contribué en 2017 à L’album du Familistère.

 

Les photographies du comble de l’aile gauche du Palais social ont été réalisées dans le cadre d'une commande photographique sur le Familistère confiée à Hugues Fontaine en 2002-2003 et qui a en partie été publiée dans Les Lettres du Familistère, par Jean-Baptiste André Godin et Hugues Fontaine (Les Éditions du Familistère, 2008, réédition en 2011).